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ou de Karlsbad ou du Caucase. Non, ces messieurs n’ont jamais éveillé en moi la moindre envie. Il n’en est pas de même des hobereaux ; le hobereau court les routes, et, dans une maison de poste, se fait servir trois livres de jambon ; à la station suivante, un cochon de lait ; dans une troisième, un quartier d’esturgeon ou un gros saucisson à l’ail, ce qui ne l’empêche pas, en arrivant à destination, n’importe à quelle heure, de se mettre à table et là, comme si de rien n’eût été, d’absorber une oukha[1] de sterlets, avec des barbottes et du frai qui craquent et gémissent entre ses dents, coupée par de fortes bouchées de gâteaux rasteagaï ou koulébeak au sauté de silure, et cela d’un appétit à donner envie de manger aux regardants. Oui, ce sont là des gens tout spécialement favorisés du ciel, de la terre et de la mer, qu’ils rendent tributaires de leur bouche. Plus d’un riche seigneur donnerait à l’instant même la moitié de ses âmes et de ses terres hypothéquées ou non hypothéquées, avec toutes les améliorations faites d’après les nouveaux procédés, soit russes, soit étrangers, pour posséder un estomac comme les gens de moyenne noblesse ; mais le mal est que, pour tout l’or et l’argent du monde, pour tous les domaines améliorés ou non, on ne peut se procurer un estomac de hobereau ou de provincial russe[2].

L’auberge aux murs de rondins noircis, calcinés par le temps, accueillit Tchitchikof sous son étroite avancée, dont le toit hospitalier portait sur quatre piliers façonnés au tour, et pareils à nos anciens chandeliers d’église. Le bâtiment ressemblait à une chaumière russe, sauf

  1. Oukha, soupe aux poissons, bien autrement compliquée que la bouillabaisse provençale. Avec des poissons de choix, on obtient un bouillon exquis. L'Oukha est le nom de l’un des dix chefs-d'œuvre de Krylof le fabuliste, qui sera encore plus grand dans l'histoire de la langue russe que dans celle de la poésie.
  2. Si les estomacs dont parle le poëte étaient chose vénale comme les vins des meilleurs clos de France, il est probable que les Anglais les auraient accaparés en Russie comme le reste, car depuis le XVe siècle jusqu’en 1853, ils avaient réellement le monopole de tout ce que la Russie produit de plus précieux.