Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/121

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tière dans les choses du ménage, qui faisaient sa vie de toutes les heures. Mais pourquoi s’occuper si longtemps de la Korobotchka ? La Korobotchka, toute à l’économie ; ou la Manilof, toute au sentiment ; ou la vie de ménage, ou la vie de frivolité… qu’importe ? passons… ce n’est pas là ce qui dans le monde a été le mieux arrangé… Ce qui est riant ne tarde guère à devenir sombre, pour peu qu’on l’ait quelque temps devant les yeux ; et alors Dieu sait ce qui vient à la tête.

Peut-être, devant ce parallèle, avez-vous pensé ou dit : « Allons donc ! est-il bien vrai que la Korobotchka soit restée, avec quelque fortune, placée si bas sur l’échelle aux cent mille degrés de la civilisation humaine ? Y a-t-il, en effet, un si vaste gouffre entre elle et sa sœur, inaccessiblement fortifiée dans les murs d’une aristocratique maison à grands beaux escaliers de fer de fonte à ornements dorés, à tapis de pied, à rampes d’acajou, à vases de fleurs et à cassolettes de parfums ; de sa sœur, la femme du monde qui bâille délicieusement sur un charmant livre qu’elle feuillette à peine en attendant la visite de personnes admirablement spirituelles. Devant elles son esprit de femme aura ample carrière pour donner sa note, sa phrase, sa variante sur une pensée qu’elle sait par cœur depuis le matin, pensée d’emprunt au fond, sans doute, mais pensée qui, d’après les cas de la mode, sera celle de la ville entière toute une grande semaine, et même pas tant ; pensée, non sur ce qui se passe dans son hôtel, encore moins dans ses terres, qui sont obérées, hypothéquées, grâce à l’ignorance absolue de tout genre d’économie, mais sur les phases probables de la révolution qui est imminente en France, mais sur la direction que semble prendre le catholicisme, qui est aujourd’hui très-bien porté. Mais passez ! passez ! Pourquoi parler de pareilles sornettes, pourquoi ? au milieu de minutes de joyeuse insouciance, un autre courant inattendu s’établira, s’échappera tout à coup de lui-même. Le rire n’a pas encore perdu sa dernière trace sur le visage, que déjà on est devenu autre que l’on n’était au milieu des mêmes hommes,