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des besoins, elle se donne un mal de chien… J’arrive, je vois cela, je veux… Mais qu’est-ce que ça me fait qu’elle souffre, qu’elle se ruine, qu’elle crève avec toute la population de son village, soixante ou quatre-vingts familles, bon !… que m’importe à moi qu’on crève de misère au sein de l’abondance ?

— Bon Dieu, quelles choses affreuses tu dis là ! marmotta la vieille dame en regardant avec effroi son interlocuteur.

— On oublie de parler honnêtement avec vous, mère ? vrai, je m’imagine voir, révérence parler, un misérable chien de basse-cour au pré, couché entre les meules ; il ne fait rien et ne laisse rien faire ; il ne mange pas de foin et n’en laisse manger à aucun autre quadrupède. Et moi qui voulais me rendre acquéreur de la plupart de vos produits, ma chère dame ! car sachez que j’ai pris à ferme des fournitures pour des particuliers et pour plusieurs grands établissements de la couronne ; mais, ma foi, votre aveuglement… »

Ici il allongea la lèvre, regarda sa botte, et se tut comme s’il dédaignait de pousser plus loin l’exposé de ses grandes affaires… mais ce qu’il venait de laisser tomber suffisait bien pour produire des merveilles. Le mot de fermes de la couronne agit fortement sur l’esprit de Nastassia Pétrovna, qui, par suite, prononça d’une voix presque suppliante ces paroles :

« Pourquoi te fâches-tu si fort contre une vieille idiote telle que moi ? va, si j’eusse pu deviner que tu fusses si colère, sois sûr que je ne t’aurais pas même répliqué un mot.

— Fâché, en colère… eh ! non ; de quoi serais-je donc fâché ? l’affaire que je vous dis ne vaut pas une coquille d’œuf… et j’irais me mettre en colère pour ça !… allons donc !

— Eh bien, eh bien, c’est dit ; je consens pour quinze roubles assignations. Seulement encore écoute, père : pour tes affaires de fournitures, quand il te faudra de la farine de seigle ou de blé, de sarrasin ou d’orge, quand il te faudra