Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/110

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Mon Dieu, écoutez donc, jamais, je vous l’ai dit, au grand jamais il ne m’est arrivé de vendre des défunts. Des vivants, oui, j’en ai cédé, ça c’est exact ; et tenez, pas plus loin qu’il y a trois ans, à Protopopof j’ai vendu deux filles à cent roubles pièce, et depuis il m’a beaucoup remerciée en me disant qu’elles étaient devenues chez lui d’excellentes travailleuses. Figurez-vous que ce sont elles qui lui font maintenant tout son linge de table !

— C’est bon, mais il ne s’agit pas des vivants, Dieu les ait en sa garde ; je vous demande vos morts.

— En vérité, c’est que vous allez si vite ! je crains, moi, je crains d’être en perte d’une façon ou d’une autre ; est-ce que je sais ! Peut-être toi, père, tu m’affines… morts, oui, à la bonne heure ; et pourtant, s’ils valent trois fois, quatre fois plus que cela, rien que le forgeron…

— Eh, mère, allez donc ! ah ! vous êtes comme cela, vous ? c’est joli ! Qu’est-ce que vous voulez qu’ils vaillent ? Ce sont des os jaunes, rancis, moins qu’une vermine, une poudre, une cendre… Sur la terre prenez, je ne dis pas un quart de rouble ni une kopeïka, mais un rien, une guenille, un reste de torchon, c’est une chose toujours, cela a un prix, cela peut à la rigueur servir ; un manant vous l’achètera pour la fabrique de papier du district, mais cette cendre, cette poussière d’homme, personne n’est certes tenté de la tirer d’où elle est, et on la met à quatre pieds sous terre pour qu’elle y reste. Que voudriez-vous qu’on en fît ?

— C’est la pure vérité. Non, personne n’a besoin de ça, du moins que je sache. Mais, voyez-vous, là dedans, tout ce qui m’interloque, c’est que ce ne sont plus des âmes, car ce sont des âmes mortes…

— En voilà-t-il une tête ! il faut qu’on lui ait taillé ça dans un cœur de vieux chêne ! se dit à lui-même Tchitchikof, qui commençait à se sentir à bout de patience ; tâchez donc de vous entendre avec une buse comme celle-là ! mais c’est qu’elle me met tout en sueur, la vieille damnée ! » Ici ayant tiré son mouchoir de sa poche, il en essuya son front, qui était réellement couvert d’une sueur abondante.