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LE MANTEAU




Dans une division de ministère… mais il vaut peut-être mieux ne pas vous dire dans quelle division. Il n’y a, en Russie, pas de race plus susceptible que les fonctionnaires des ministères, de l’armée, de la chancellerie, bref, tous ceux que l’on comprend sous le nom générique de bureaucrates. Pour peu que l’un d’eux se croie froissé, il s’imagine que toute l’Administration subit un affront dans sa personne.

Donc un ispravnik[1], je ne sais plus dans quelle ville, avait rédigé un rapport ayant pour objet de démontrer que les ordres du gouvernement n’étaient plus respectés, attendu qu’on se permettait de donner au titre sacré d’ispravnik une signification de mépris ; et, pour le prouver, il avait joint à son rapport un énorme in-folio, contenant une espèce de roman où l’on rencontrait, à toutes les dix pages, un ispravnik en parfait état d’ivresse.

Aussi, pour pousser d’avance le verrou sur toutes les réclamations, ai-je mieux aimé ne pas préciser d’une manière indubitable la division du ministère où se passe mon récit, et me contenter de dire : « dans une chancellerie. »

Il y avait donc dans une chancellerie un homme, un employé qui, je ne puis le cacher, était d’un extérieur assez insignifiant. De petite taille, il avait le visage quelque peu grêlé, les cheveux quelque peu rouges, le crâne passablement chauve, les tempes et les joues sillonnées de rides, sans compter les autres imperfections. Tel était le portrait de notre héros, comme l’avait fait le climat de Saint-Pétersbourg.

Quant à son rang dans l’Administration — car chez nous il convient avant tout de désigner le rang d’un fonctionnaire —, il était ce qu’on appelle communément un « conseiller titulaire[2] », c’est-à-dire un de ces malheureux sur lesquels s’exerce, comme on sait, la verve ironique de certains écrivains entachés de la déplorable habitude de s’en prendre à des gens qui ne peuvent pas se défendre.

Notre héros s’appelait de son nom de famille Baschmaschkin[3]. Il se nommait de son prénom et de celui de son père Akaki Akakievitch[4].

Peut-être le lecteur trouvera-t-il ces noms un peu étranges et un peu recherchés, mais je puis lui donner l’assurance qu’ils ne le sont pas et que les circonstances m’ont mis dans l’impossibilité d’en choisir d’autres.

Voici en effet ce qui s’était passé.

Akaki Akakievitch, si ma mémoire ne me fait pas défaut, vint au monde dans la nuit du 22 mars. Feu sa mère, qui avait épousé un fonctionnaire et qui était une bonne petite femme, s’occupa aussitôt, comme il était bien séant, de faire baptiser son nouveau-né. À sa droite se tenait debout le parrain, Ivan Ivanovitch Jeroschkin, personnage très important, qui était chargé d’enregistrer les actes du Sénat, et, à sa gauche, la marraine, Arina Semenovna Biellocrouschkoff, femme d’un inspecteur de police et douée de rares vertus.

On proposa trois noms au choix de l’accouchée : Mokuis, Kokuis et Chosdasakuis.

— Non, dit-elle, aucun des trois ne me plaît.

Pour répondre à ses désirs on ouvrit l’almanach à un autre endroit et on mit le doigt sur deux autres noms : Trifili et Warachatius.

  1. Fonctionnaire public.
  2. La hiérarchie bureaucratique, ou le tchin, se divise en Russie en quatorze classes. Le conseiller titulaire appartient à la neuvième.
  3. De baschmak, soulier. Baschmaschkin veut dire cordonnier.
  4. Akaki fils d’Akaki. En Russie, les enfants portent à la suite de leur prénom celui de leur père. Ils n’ont généralement qu’un seul prénom.