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l’avait vu de ses propres yeux, comme une ombre fugitive, se glisser derrière une maison. Mais ce factionnaire était d’un naturel si craintif, que les gens prenaient souvent plaisir à le railler de ses craintes chimériques. Comme il n’osait pas arrêter le spectre au passage, il s’était contenté de se glisser à son tour prudemment derrière lui. Mais le spectre s’était brusquement retourné et avait crié : « Que veux-tu ? » en montrant un poing si formidable que personne n’en avait jamais vu de pareil.

— Je ne veux rien, répondit le factionnaire, et il s’empressa de rebrousser chemin.

Cette ombre était plus grande que celle du conseiller titulaire et portait une barbe énorme. Elle traversa à grands pas le pont d’Obuchoff et disparut ensuite dans les ténèbres de la nuit.


LES ÂMES MORTES[1]

MADAME KOROBOTCHKINE

On entendait au loin un aboiement de chien. Tchitchikof ordonna à son cocher Sélizhane de stimuler les chevaux. Un cocher russe, à défaut d’une bonne vue, a toujours l’ouïe fine. Aussi lui arrive-t-il souvent de lancer son attelage, les yeux fermés, au grand galop : il est toujours sûr d’arriver quelque part. Sélizhane mena ses bêtes au village en si droite ligne que le véhicule ne s’arrêta que lorsque ses brancards donnèrent contre une palissade et qu’il fut impossible de faire un pas de plus. Tchitchikof distingua, à travers le voile épais de la pluie tombant à torrents, quelque chose qui ressemblait à un toit. Il détacha Sélizhane en reconnaissance pour découvrir la porte de la maison. Le cocher y aurait mis le temps s’il n’avait été secondé par le vacarme des chiens qui, en Russie, font l’office de suisses et dont les cris annonçant l’approche d’étrangers étaient si bruyants que Tchitchikof dut se boucher les oreilles avec les doigts. Une lumière qui vacillait derrière une fenêtre guida nos voyageurs. Sélizhane alla frapper à la porte. Bientôt parut au guichet une figure enveloppée dans un armiak[2], Le maître et le cocher entendirent la voix glapissante d’une femme :

— Qui vient frapper à cette heure ?

  1. « Chacun sait que les paysans, les « âmes », comme on disait dans le langage courant, étaient une valeur mobilière, objet de négoce au même titre que les autres valeurs. On possédait mille âmes, on les vendait ou échangeait, on les engageait aux banques de crédit, qui prêtaient sur dépôt d’âmes. D’autre part, le fisc les imposait ; le propriétaire payait tant par tête de serf mâle et adulte. Les recensements se faisaient à de longs intervalles, durant lesquels on ne revisait jamais les listes contributives ; le mouvement naturel de le population devant compenser et au delà les décès. Si une épidémie dépeuplait le village, le seigneur était en perte, continuant d’acquitter la taxe pour des bras qui ne travaillaient plus. Tchitchikof, un gueux ambitieux et malin, s’était tenu en substance ce propos : « J’irai dans tous les coins perdus de notre Russie ; je demanderai aux bonnes gens de prélever sur leur cote les âmes mortes depuis le dernier recensement ; ils seront trop heureux de me céder une propriété fictive et de se libérer d’un impôt réel ; nous ferons enregistrer mes achats en bonne et due forme, nul tribunal n’imaginera que je le requiers de légaliser une vente de morts. Quand j’aurai acquis quelques milliers de serfs, je porterai mes contrats à une banque de Pétersbourg ou de Moscou, j’emprunterai sur ces titres une forte somme, et me voilà riche, en état d’acheter des paysans de chair et d’os. » On devine les avantages de cette donnée pour les fins de l’auteur. Elle introduit naturellement notre guide dans toutes les maisons, dans tous les groupes sociaux qu’il nous importe d’étudier. Elle fournit une pierre de touche qui décèle de prime abord l’intelligence et le caractère de chacun. ». Vte E.-M. De Vogué. Le Roman russe, Librairie Plon, Paris, 1886.
  2. Espèce de grand pardessus sans collet et très long.