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Quand il vit Akaki l’air humble, en vieil uniforme usé, s’approcher de lui, il se tourna brusquement vers lui et d’un ton raide :

— Que voulez-vous ?

Sa voix était encore plus sévère que d’habitude et il cherchait à lui donner une intonation encore plus vibrante, car il y avait huit jours qu’il s’y exerçait devant sa glace.

Le timide Akaki se trouva complètement écrasé sous cette rude apostrophe. Cependant il fit un effort pour reprendre son sang-froid et pour raconter comme quoi et comment on lui avait volé son manteau, non sans émailler son récit d’une foule de détails oiseux. Il ajouta qu’il s’était adressé à Son Excellence dans l’espoir que, grâce à cette haute et bienveillante protection auprès du président de la police ou auprès des autres autorités supérieures, il pourrait rentrer en possession de son vêtement.

Le directeur général trouva cette démarche fort peu bureaucratique.

— Eh ! monsieur, dit-il, vous ne savez donc pas ce que vous aviez à faire en pareil cas ? D’où venez-vous donc ? Vous ne savez donc pas quelle est la voie hiérarchique à suivre ? Vous auriez dû adresser une pétition qui serait parvenue aux mains du chef de bureau et des siennes au chef de division qui l’aurait renvoyée à mon secrétaire, et mon secrétaire me l’aurait remise.

— Permettez-moi, interrompit Akaki en faisant un nouvel effort, mais cette fois un effort suprême pour recueillir le peu d’esprit qu’il eût conservés, car il sentait que la sueur lui coulait sur le front. Permettez-moi, Votre Excellence, de vous faire remarquer que si j’ai pris la liberté de vous déranger pour cette affaire, c’est que les secrétaires… les secrétaires sont des gens dont il n’y a rien à attendre.

— Hein ? Quoi ? Vraiment ! s’écria le directeur général. Vous osez tenir un pareil langage ! Où avez-vous pris de semblables suppositions ? Il est honteux de voir les jeunes gens, les subordonnés s’insurger contre leurs chefs !

Dans son transport, le directeur général ne voyait pas que le conseiller titulaire avait dépassé la cinquantaine et que la qualité de jeune ne lui convenait plus que relativement, c’est-à-dire dans le cas de comparaison avec un homme de soixante-dix ans.

— Savez-vous, continua le haut personnage, à qui vous parlez ? Souvenez-vous devant qui vous vous trouvez ici ! Souvenez-vous-en ! Je dis : Souvenez-vous-en !

Et en disant ces paroles il frappait du pied et sa voix prenait un accent, une ampleur redoutables.

Akaki était complètement foudroyé ; il tressaillait, il frémissait et pouvait à peine se tenir sur ses jambes, et sans un garçon de bureau, qui accourut à son secours, il serait tombé par terre. On l’emporta, ou plutôt on le traîna dehors presque évanoui.

Le directeur général était tout stupéfait de l’effet produit par ses paroles ; cet effet dépassait son attente, et satisfait de ce que son ton impérieux eût exercé sur un vieillard une impression telle que le pauvre homme en avait perdu connaissance, il jeta un regard oblique sur son ami, pour voir comment celui-ci avait pris cette sortie. Quel ne fut point son contentement, lorsqu’il constata que son ami lui-même était tout ému et ne le considérait plus qu’avec un certain effroi.

Comment Akaki arriva au bas de l’escalier et comment il traversa la rue, il eût été sans doute incapable d’en rendre compte lui-même, car il était plus mort que vivant. De sa vie il n’avait été grondé par un directeur général et surtout par un directeur général aussi sévère.

Il marcha sous l’orage, qui rugissait au dehors, sans s’apercevoir du temps affreux qu’il faisait, sans chercher contre la tempête un abri sur le trottoir. Le