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Mais revenons à notre haut personnage. Il avait le maintien imposant, mais un peu embarrassé : son système se résumait en un mot : Sévérité, sévérité, sévérité. Il répétait ce mot trois fois de suite, et la dernière fois, il fixait un regard pénétrant sur celui à qui il avait affaire. Il aurait pu se dispenser de déployer tant d’énergie, car les dix subalternes qu’il avait sous ses ordres le craignaient assez sans cela. Dès qu’ils le voyaient arriver de loin, ils s’empressaient de déposer leur plume et accouraient se tenir debout sur son passage. Dans ses conversations avec ses subordonnés, il gardait toujours une attitude fière et ne disait guère que ces paroles :

— Que voulez-vous ? Savez-vous à qui vous parlez ? N’oubliez pas à qui vous vous adressez !

Au demeurant, c’était un brave homme, aimable et complaisant pour ses amis. Son titre de directeur général lui avait tourné la tête. Depuis le jour qu’on le lui avait donné, il passait la plus grande partie de sa journée dans une espèce de vertige, tout en gardant toute sa présence d’esprit avec ses égaux, qui ne se doutaient point qu’il lui manquait quelque chose. Mais dès qu’il se trouvait avec un inférieur, il se renfermait dans un mutisme sévère et cette tenue lui était d’autant plus pénible qu’il sentait combien il aurait pu passer son temps plus agréablement.

Tous ceux qui l’observaient en pareille circonstance ne pouvaient mettre en doute qu’il brûlait du désir de se mêler à une conversation intéressante, mais la crainte de faire paraître quelque imprudente prévenance, de se montrer trop familier et de compromettre par là sa dignité, le retenait. Pour se soustraire aux périls de ce genre, il gardait une réserve extraordinaire et ne parlait que de temps à autre par monosyllabes. Bref, il avait poussé son système si loin que l’on ne l’appelait que l’ennuyé, et ce titre était parfaitement mérité.

Tel était le haut personnage dont Akaki devait se concilier l’aide et la protection. Le moment qu’il choisit pour tenter sa démarche semblait tout à fait opportun pour flatter la vanité du directeur général et pour servir la cause du conseiller titulaire.

Le haut personnage se trouvait dans son cabinet et causait gaiement avec un vieil ami qu’il n’avait pas vu depuis nombre d’années, lorsqu’on lui annonça que M. Baschmaschkin sollicitait l’honneur d’obtenir une audience de Son Excellence.

— Quel homme est-ce ? demanda-t-il avec hauteur.

— Un employé.

— Faire attendre. Occupé. Pas le temps de recevoir.

Le haut personnage mentait. Rien ne l’empêchait d’accorder l’audience demandée. Son ami et lui avaient déjà épuisé plusieurs sujets de conversation. Déjà plus d’une fois leur entretien avait été interrompu par de longues pauses au bout desquelles ils s’étaient levés l’un et l’autre en se tapant familièrement sur l’épaule :

— Et voilà, mon cher.

— Eh ! oui, Stepan.

Mais le directeur général ne voulait pas recevoir le solliciteur pour faire sentir toute son importance à son ami qui avait quitté le service et habitait la campagne, et pour lui faire comprendre que les employés devaient faire le pied de grue dans l’antichambre jusqu’à ce qu’il lui plût de les accueillir.

À la fin, après plusieurs autres dialogues et plusieurs autres pauses, pendant lesquelles les deux amis, étendus dans leurs fauteuils, envoyaient au plafond la fumée de leurs cigares, le directeur général se rappela tout à coup qu’on lui avait demandé audience. Il appela son secrétaire qui se tenait à la porte avec plusieurs dossiers et lui ordonna de faire entrer le solliciteur.