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haut fonctionnaire dormait toujours. À midi, le commissaire était sorti. Le conseiller titulaire se représenta encore à l’heure du repas, mais alors les commis lui demandèrent pourquoi il mettait tant d’insistance à vouloir voir leur chef. Pour la première fois de sa vie, Akaki fit preuve d’énergie. Il déclara qu’il avait besoin de parler au commissaire sur-le-champ et qu’on ne devait pas reconduire, car il s’agissait d’une affaire officielle et si quelqu’un se permettait de lui mettre des bâtons dans les roues, il pourrait lui en coûter cher.

Il n’y avait rien à répliquer à ce ton. Un des commis sortit pour aller prévenir son chef. Celui-ci donna audience à Akaki, mais l’écouta d’une façon assez singulière. Au lieu de s’intéresser au fait principal, c’est-à-dire au vol, il demanda au conseiller titulaire comment il se faisait qu’il courait les rues à une heure indue et s’il ne s’était pas trouvé à quelque réunion suspecte.

Abasourdi par cette question, le conseiller titulaire ne trouva pas de réponse et se retira sans savoir exactement si l’on donnerait ou non suite à son affaire.

Il n’avait pas été à son bureau de toute la journée, événement inouï dans sa vie. Le jour suivant il y reparut, mais dans quel état ! blême, agité, avec son vieux manteau, qui avait l’air encore plus pitoyable qu’auparavant. Quand ses collègues apprirent le malheur qui l’avait frappé, il y en eut plusieurs d’assez cruels pour en rire à gorge déployée ; cependant le plus grand nombre se sentirent émus d’une véritable pitié et organisèrent une souscription en sa faveur. Malheureusement cette louable entreprise n’eut qu’un résultat tout à fait insignifiant, parce que ces mêmes employés ou fonctionnaires supérieurs avaient déjà fourni leur cotisation à deux souscriptions antérieures : la première pour faire faire le portrait de leur directeur, la seconde pour s’abonner à un ouvrage qu’un ami de leur chef venait de faire paraître.

Un d’eux, qui avait réellement compassion d’Akaki, voulut, à défaut de mieux, lui donner un bon conseil. Il lui dit que ce serait peine perdue de retourner chez le commissaire du quartier, car, en supposant que ce fonctionnaire eût la chance de retrouver le manteau, la police garderait ce vêtement aussi longtemps que le conseiller titulaire n’aurait pas démontré péremptoirement qu’il en était le vrai et seul propriétaire. Il l’engagea donc à s’adresser à quelque personnage haut placé, lequel personnage haut placé, grâce à ses bons rapports avec les autorités, mènerait l’affaire rondement.

Dans son égarement, Akaki se décida à suivre cet avis. Quelle était la position hiérarchique occupée par ce haut personnage et quel était son degré d’élévation dans la hiérarchie, on n’eût pu le dire. Tout ce que l’on savait, c’est que ce haut personnage était arrivé depuis peu à son haut emploi. Il y avait, il est vrai, d’autres personnages encore plus haut placés et le fonctionnaire dont il s’agit mettait en œuvre tous les leviers possibles pour pouvoir lui-même monter encore plus haut. Par contre, il obligeait tous les autres employés au-dessous de lui à l’attendre au bas de l’escalier et personne ne pouvait arriver directement jusqu’à lui. Le secrétaire du collège faisait part de la demande d’audience à un secrétaire de gouvernement qui à son tour transmettait la demande à un haut fonctionnaire, lequel enfin la communiquait au haut personnage.

C’est la marche ordinaire des affaires dans notre sainte Russie. Le désir de faire comme les hauts fonctionnaires fait que chacun singe les manières de son supérieur. Il n’y a pas longtemps, un conseiller titulaire devenu chef d’un petit bureau fit mettre sur l’une de ses pièces un écriteau portant ces mots : Salle des délibérations. Là se tenaient des valets à collet rouge en habits brodés, pour annoncer les postulants qu’ils introduisaient dans la salle, si petite qu’il y avait tout juste la place pour une chaise.