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C’était pour notre Akaki un spectacle absolument nouveau. Depuis nombre d’années il n’était pas sorti le soir. Il s’arrêta tout curieux devant l’étalage d’un marchand d’objets d’art. Un tableau attira surtout son attention. C’était le portrait d’une femme, tirant son soulier et montrant son petit pied mignon à un jeune homme, à grandes moustaches et à grands favoris, qui regardait par la porte entrouverte.

Après s’être attardé un instant à considérer ce portrait de l’école française, Akaki Akakievitch hocha la tête et poursuivit son chemin en souriant. Pourquoi donc souriait-il ? Était-ce à cause de l’originalité du sujet ? Ou bien parce qu’il pensait, comme la plupart de ses collègues, que les Français ont parfois des idées bizarres ? Ou bien il ne pensait à rien, et d’ailleurs il est bien difficile de lire dans le cœur des gens pour savoir ce qu’ils pensent.

Le voici enfin arrivé à la maison où il a été invité. Son supérieur est logé en grand seigneur ; il y a une lanterne à sa porte et il occupe tout le second. Lorsque notre Akaki entra, il vit une longue file de galoches ; sur une table bouillait et fumait un samovar ; au mur étaient accrochés des manteaux dont plusieurs étaient garnis de collets de velours et de fourrure. Dans la chambre voisine on menait un bruit confus qui devint un peu plus distinct quand un domestique ouvrit la porte et sortit de la pièce avec un plateau rempli de tasses vides, d’un pot au lait et d’une corbeille à biscuits. Les invités devaient être réunis depuis longtemps et ils avaient déjà vidé leur première tasse de thé.

Akaki suspendit son manteau à une patère et se dirigea vers la chambre où ses collègues, armés de longues pipes, étaient groupés autour d’une table à jeu et faisaient du vacarme.

Il entra, mais resta cloué sur le seuil de la porte, ne sachant que faire ; mais ses collègues le saluèrent à grands cris et accoururent dans l’antichambre pour admirer son manteau. Cet assaut fit perdre toute contenance au brave conseiller titulaire. Mais il se réjouissait au fond de son cœur des félicitations que l’on prodiguait à son précieux vêtement. Bientôt après, ses collègues lui rendirent la liberté et allèrent reprendre leur partie de whist.

Cette agitation, cette excitation, l’animation de la conversation troublèrent le timide Akaki au plus haut point. Il ne savait où mettre ses mains, où les cacher ; à la fin il s’assit auprès des joueurs, regardant tantôt leurs cartes, tantôt leurs visages, puis il bâilla, car il sentait que depuis longtemps l’heure était passée où il avait l’habitude de se coucher. Il voulut se retirer, mais on le retint en lui déclarant qu’il ne pouvait s’éloigner sans avoir bu un verre de champagne pour célébrer ce jour mémorable.

On servit le souper, qui se composait de bouillon froid, de veau froid, de gâteaux et de diverses pâtisseries, le tout accompagné de pseudo-champagne. Akaki se vit obligé de vider deux grands verres de ce liquide mousseux, et quelque temps après, tout autour de lui revêtit un aspect joyeux. Cependant il n’oubliait point qu’il était passé minuit et qu’il aurait dû être au lit depuis plusieurs heures.

Craignant d’être encore retenu, il se glissa à la dérobée dans l’antichambre où il eut la douleur de voir son manteau par terre. Il le secoua avec le plus grand soin, l’endossa et partit.

Les rues étaient encore éclairées. Les petits cabarets hantés par les domestiques et par le bas peuple étaient encore ouverts ; quelques-uns étaient déjà fermés, mais aux lumières qui se voyaient à l’extérieur il était facile de deviner que les clients n’étaient pas encore partis.

Tout joyeux et en ébriété, Akaki Akakievitch prit le chemin de sa maison. Tout à coup il s’aperçut qu’il était dans une rue où le jour et encore plus la nuit tout était silencieux. Autour de lui tout avait un aspect sinistre. Çà et là