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général, car cette image héroïque ayant été endommagée par hasard, le tailleur, en homme avisé, avait collé dessus un morceau de papier.

Quand Petrovitch eut fini de humer sa prise, il examina de nouveau le capuchon, l’exposa à la lumière et hocha la tête pour la seconde fois. Puis il visita la doublure, souleva derechef le couvercle de sa tabatière jadis ornée de l’image du général, prit une seconde prise et s’écria enfin :

— Il n’y a plus rien à raccommoder à cela ! Ce n’est plus qu’une misérable guenille !

À ces mots Akaki perdit tout courage.

— Comment ! demanda-t-il d’une voix geignante d’enfant, il n’y a rien à raccommoder à ce trou ? Mais regardez donc, Petrovitch, vous voyez bien qu’il n’y a qu’une couple d’accrocs, et vous avez assez de morceaux pour les réparer.

— Des morceaux, sans doute j’en ai assez, mais comment voulez-vous que je les couse ? Le drap est usé, il n’y a plus un point qui puisse y tenir.

— Bah ! où les points ne tiendront pas, vous mettrez une pièce.

— Il n’y a pas de pièce à mettre ; le drap n’est en somme que du drap et dans l’état où est celui-ci, il ne faut qu’un coup de vent pour le réduire en loques.

— Mais si… pourtant… cela le faisait durer encore un peu… voyez-vous… vraiment…

— Non, répliqua Petrovitch d’un ton décidé, il n’y a rien à faire, c’est une étoffe qui a fait tout son temps. Il vaudrait mieux en faire des chaussons pour l’hiver, cela vous tiendrait les pieds plus chauds que des bas. Ce sont les Allemands qui ont inventé les chaussons, et ils ont gagné beaucoup d’argent avec cet article.

Petrovitch ne laissait passer aucune occasion de donner un coup de boutoir aux Allemands.

— Vous devez vous faire faire un nouveau manteau, ajouta-t-il.

— Un nouveau manteau ?

Akaki Akakievitch vit noir. L’atelier du tailleur tournoyait autour de lui et le seul objet qu’il y pût voir distinctement était le portrait du général couvert de papier sur la tabatière de Petrovitch.

— Un nouveau manteau ? murmura-t-il comme perdu dans un rêve ; mais je n’ai pas d’argent.

— Oui, un nouveau manteau, répéta Petrovitch avec une cruelle insistance.

— Mais,… même… si… en supposant que je prenne une semblable résolution… combien ?…

— Vous voulez dire combien il vous en coûtera ?

— Quelque chose comme cent cinquante roubles papier, répondit le tailleur avec un pincement des lèvres.

Ce maudit tailleur prenait un plaisir tout particulier à mettre ses clients en émoi et à épier de son œil unique et louche l’expression de leur visage.

— Cent cinquante roubles pour un manteau ? dit Akaki Akakievitch.

Et le conseiller titulaire prononça ces paroles d’un ton qui ressemblait à un cri, peut-être le premier qu’il eût poussé depuis sa naissance, car d’ordinaire il ne parlait qu’avec la plus grande timidité.

— Oui, reprit Petrovitch, sans le collet de martre et la doublure de soie pour le capuchon, ce qui fera ensemble deux cents roubles.

— Petrovitch, je vous en conjure, interrompit Akaki Akakievitch d’une voix suppliante, n’entendant plus et ne voulant plus entendre le tailleur, je vous conjure de réparer ce manteau, pour qu’il puisse durer encore quelque temps.