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du poisson. Akaki traversa la cuisine, presque aveuglé par la fumée, sans que la femme le vît, et entra dans la chambre où le tailleur était assis sur une grande table grossièrement façonnée, les jambes croisées comme un pacha turc et, suivant l’habitude de la plupart des tailleurs russes, les pieds nus.

Ce qui attirait tout d’abord l’attention lorsqu’on s’approchait de lui, c’était l’ongle de son pouce, un peu ébréché, mais dur et raide comme une écaille de tortue. Il portait au cou plusieurs écheveaux de fil, et sur ses genoux, il avait un habit déguenillé. Depuis quelques minutes, il s’évertuait à enfiler son aiguille, sans y réussir. Il avait d’abord tempêté contre l’obscurité, puis contre le fil.

— Entreras-tu, vaurien ! cria-t-il.

Akaki s’aperçut aussitôt qu’il était arrivé dans un moment inopportun. Il aurait mieux aimé trouver Petrovitch dans un de ces instants favorables où le tailleur s’administrait un nouveau rafraîchissement ou, comme disait sa femme, s’octroyait une solide ration d’eau-de-vie. Il était alors facile au client de lui faire accepter le prix et il poussait même la complaisance jusqu’à s’incliner respectueusement devant lui en l’accablant de remerciements.

Mais souvent la femme intervenait dans les négociations, le traitait d’ivrogne, criait et tempêtait, lui défendant d’accepter le travail à trop bas prix. Alors on ajoutait quelque petite chose et l’affaire était conclue.

Pour le malheur du conseiller titulaire, Petrovitch n’avait pas encore en ce moment touché à la bouteille, et dans ces conditions, le tailleur était têtu, obstiné et capable de réclamer un prix effroyable.

Akaki prévit ce danger et volontiers il aurait rebroussé chemin, mais il était trop tard ; l’œil du tailleur, son œil unique, car il était borgne, l’avait déjà aperçu et Akaki Akakievitch balbutia machinalement :

— Bonjour, Petrovitch.

— Soyez le bienvenu, monsieur, répondit le tailleur dont le regard s’arrêta sur la main du conseiller titulaire pour reconnaître ce qu’elle tenait.

— J’étais venu… pour… Je voudrais…

Nous ferons remarquer ici que le timide conseiller titulaire avait pour règle de n’exprimer ses pensées que par des bouts de phrases, verbes, prépositions, adverbes ou particules, qui ne formaient jamais un sens suivi.

L’affaire dont il s’agissait était-elle d’un caractère important, difficile, jamais il ne parvenait à achever la proposition commencée. Il s’embarrassait dans ses formules. Ce fut le cas cette fois : il resta court.

En même temps il demeura debout, immobile, oubliant ce qu’il avait voulu dire ou croyant l’avoir dit.

— Que désirez-vous, monsieur ? fit Petrovitch le toisant des pieds à la tête et promenant son regard interrogateur sur le collet, les manches, la taille, les boutons, bref sur tout l’uniforme d’Akaki, quoiqu’il le connût bien puisque c’était lui qui l’avait fait. Les tailleurs n’ont pas la coutume d’inspecter avec cette persistance les vêtements qui ne sortent pas de chez eux ; mais c’est leur première pensée quand ils rencontrent une connaissance.

Akaki répondit en balbutiant comme d’habitude :

— Je voudrais,… Petrovitch ;… ce manteau… voyez-vous… d’ailleurs, selon moi… je le crois encore bon… sauf un peu de poussière… Eh ! sans doute il a l’air un peu vieux… mais il est encore tout neuf… seulement un peu de frottement… là dans le dos… et ici à l’épaule… deux ou trois petits accrocs… Vous voyez ce que c’est… cela ne vaut pas la peine d’en parler… Vous me raccommoderez cela en une couple de minutes.

Petrovitch prit le malheureux manteau, l’étala sur la table, le considéra en silence et hocha la tête. Puis il étendit le bras vers la fenêtre pour atteindre sa tabatière ronde ornée d’un portrait de général. Je ne saurais dire de quel