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rendent à leur bureau, le froid leur pince si rudement le nez que la plupart d’entre eux ne savent s’ils doivent poursuivre leur chemin ou rentrer chez eux.

Si dans ces moments les hauts dignitaires en personne souffrent du froid au point que les larmes leur en viennent aux yeux, que ne doivent pas avoir à endurer les titulaires qui n’ont pas les moyens de se garantir contre les rigueurs de l’hiver ? S’ils n’ont pu s’envelopper que dans un manteau léger, il ne leur reste pour ressource que d’enfiler à la course cinq ou six rues, et de faire ensuite une halte chez le portier pour se réchauffer en attendant qu’ils aient recouvré leurs facultés bureaucratiques.

Depuis quelque temps Akaki avait dans le dos et dans les épaules des douleurs lancinantes, quoiqu’il eût l’habitude de parcourir au pas de course et hors d’haleine la distance qui séparait sa demeure de son bureau. Après avoir bien pesé la chose, il aboutit définitivement à la conclusion que son manteau devait avoir quelque défaut. De retour dans sa chambre, il examina le vêtement avec soin et constata que l’étoffe si chère était devenue en deux ou trois endroits si mince qu’elle était presque transparente ; en outre, la doublure était déchirée.

Ce manteau était depuis longtemps l’objet incessant des railleries des impitoyables collègues d’Akaki. On lui avait même refusé le noble nom de manteau pour le baptiser capuchon. Le fait est que ce vêtement avait un air passablement étrange. D’année en année, le collet avait été raccourci, car d’année en année le pauvre titulaire en avait retranché une partie pour rapiécer le manteau en un autre endroit, et les raccommodages ne trahissaient pas la main expérimentée d’un tailleur. Ils avaient été exécutés avec autant de gaucherie que possible et étaient loin de faire bel effet. Quand Akaki Akakievitch eut achevé ses tristes explorations, il se dit qu’il devait sans hésiter porter son manteau au tailleur Petrovitch qui habitait au quatrième une cellule toute sombre.

Petrovitch était un individu aux yeux louches, au visage grêlé, qui avait l’honneur de faire les habits et les pantalons des hauts fonctionnaires, quand il n’était pas ivre. Je pourrais me dispenser de parler ici plus longuement de ce tailleur, mais puisqu’il est d’usage de n’introduire dans un récit aucun personnage sans le présenter sous sa physionomie propre, je suis obligé de dépeindre bien ou mal mon Petrovitch. Autrefois, quand il était encore serf chez son maître, il s’appelait tout simplement Gregor. Devenu libre, il se crut tenu de prendre un nouveau nom. Il se mit aussi à boire, d’abord aux grands jours fériés seulement, puis à tous les jours qui dans le calendrier sont marqués d’une croix. Il soutenait qu’en observant ainsi les solennités prescrites par l’Église, il restait fidèle aux principes de son enfance, et quand sa femme le querellait, il la traitait de mondaine et d’Allemande. Quant à sa femme, tout ce que nous avons à en dire ici, c’est qu’elle était la femme de Petrovitch et qu’elle portait un bonnet sur la tête. Elle n’était d’ailleurs pas jolie et bien des fois ceux qui passaient devant elle, ne pouvaient s’empêcher de sourire en la regardant.

Akaki Akakievitch grimpa jusqu’à la mansarde du tailleur. Il y arriva par un escalier noir, sale, humide, qui, comme tous ceux des maisons occupées par les gens ordinaires à Saint-Pétersbourg, exhalait une odeur d’eau-de-vie montant au nez et aux yeux.

Tandis que le conseiller titulaire escaladait les marches glissantes, il calculait ce que Petrovitch pourrait bien lui demander pour la réparation, et il résolut de lui offrir un rouble.

La porte de l’ouvrier était ouverte pour donner une issue aux nuages émanés de la cuisine où la femme de Petrovitch faisait en ce moment cuire