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à ses dépens, et se trouva tout à coup cloué au sol par cette voix ; si bien qu’à partir de ce moment il vit le vieil employé d’un tout autre œil.

On eût dit qu’une puissance surnaturelle l’éloignait de ses autres collègues qu’il avait appris à connaître et qu’il avait pris d’abord pour des gens comme il faut et bien élevés. Maintenant il éprouvait pour eux une véritable répulsion. Et bien longtemps après, au milieu des plus joyeuses compagnies, il avait toujours sous les yeux l’image du pauvre petit conseiller titulaire avec son front chauve, et il entendait résonner à ses oreilles :

— Laissez-moi donc ! Pourquoi tenez-vous absolument à me déranger dans mon travaille ?

Et avec ces paroles il en entendait d’autres :

— Ne suis-je pas votre frère ?

Le jeune homme cacha son visage dans ses mains et il songea combien il y a dans le cœur de l’homme peu de sentiments vraiment humains, et combien la dureté et la rudesse est le propre de ceux qui ont reçu une bonne éducation, même de ceux qui passent généralement pour bons et estimables.

Nulle part on n’eût trouvé d’employé qui remplît ses devoirs avec autant de zèle que notre Akaki Akakievitch. Que dis-je, zèle, il travaillait avec amour, avec passion. Quand il copiait des actes officiels, il voyait s’ouvrir devant lui un monde tout beau et tout riant. Le plaisir qu’il avait à copier se lisait sur son visage. Il y avait des caractères qu’il peignait, au vrai sens du mot, avec une satisfaction toute particulière ; quand il arrivait à un passage important il devenait un tout autre homme : il souriait, ses yeux pétillaient, ses lèvres se plissaient et ceux qui le connaissaient pouvaient deviner à sa physionomie quelles lettres il moulait en ce moment.

S’il avait été payé selon son mérite, il se serait élevé, à sa propre surprise, peut-être au rang de conseiller d’État. Mais, comme disaient ses collègues, il ne pouvait porter une croix à sa boutonnière et toute son assiduité ne lui valait que des hémorroïdes.

Je dois dire, toutefois, qu’il lui arriva un jour d’attirer une certaine attention. Un directeur, qui était un brave homme, et qui voulait le récompenser de ses longs services, ordonna de lui confier un travail plus important que les actes qu’il avait coutume de copier. Ce nouveau travail consistait à rédiger un rapport adressé à un magistrat, à modifier les entêtes de divers actes et à remplacer au cours du texte le pronom de la première personne par celui de la troisième.

Akaki s’acquitta de cette tâche. Mais elle le mit si bien hors de lui, elle lui coûta tant d’efforts que la sueur ruissela de son front et qu’il finit par s’écrier :

— Non ! donnez-moi plutôt quelque chose à copier.

Et depuis lors on le laissa jusqu’à la fin de sa vie exclusivement copier.

Il semblait qu’en dehors de la copie il n’existât pour lui rien, rien au monde. Il ne pensait pas à s’habiller. Son uniforme, qui était originellement vert, avait tourné au rouge ; sa cravate était devenue si étroite, si recroquevillée, que son cou, bien qu’il ne fût pas long, sortait du collet de son habit et paraissait d’une grandeur démesurée, comme ces chats de plâtre à la tête branlante que les marchands colportent dans les villages russes pour les vendre aux paysans.

Il y avait toujours quelque chose qui s’accrochait à ses vêtements, tantôt un bout de fil, tantôt un fétu de paille. Il avait aussi une prédilection toute spéciale à passer sous les fenêtres juste au moment où l’on lançait dans la rue un objet qui n’était rien moins que propre, et il était rare que son chapeau ne fût orné de quelque écorce d’orange ou d’un autre débris de ce genre. Jamais il ne lui arrivait de s’occuper de ce qui se passait dans les rues et de tout ce qui