Page:Gogol - Le Manteau ; Les Ames mortes, 1888.djvu/10

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Mais c’est une punition du bon Dieu ! s’exclama la mère. A-t-on jamais vu des noms pareils ! C’est la première fois de ma vie que j’en entends parler. Si c’était encore Waradat ou Baruch, mais Trifili et Warachatius !

On feuilleta de nouveau l’almanach et on trouva Pavsikachi et Wachlissi.

— Non. Vrai, dit la mère, c’est jouer de malheur ; s’il n’y a pas mieux à choisir, qu’il garde le nom de son père. Le père s’appelle Akaki. Eh bien, que le fils se nomme aussi Akaki.

Et voilà comment on le baptisa Akaki Akakievitch.

L’enfant fut tenu sur les fonts, ce qui le fit crier et faire toutes sortes de grimaces, comme s’il avait prévu qu’il deviendrait un jour conseiller-titulaire.

Nous avons tenu à rapporter les faits exactement pour que le lecteur puisse bien se convaincre qu’il n’en pouvait être autrement et que le petit Akaki ne pouvait avoir reçu d’autre nom.

À quelle époque Akaki Akakiewitch entra dans la chancellerie et qui lui fit obtenir sa place, personne aujourd’hui ne pourrait le dire. Mais les supérieurs de tous ordres avaient beau se succéder, on le voyait toujours à la même place, dans la même attitude, occupé du même travail, gardant le même rang hiérarchique, si bien qu’on était forcé de croire qu’il était venu au monde tel qu’il était, avec les tempes chauves et son uniforme officiel.

Dans la chancellerie où il était employé, personne ne lui témoignait d’égards. Les garçons de bureau eux-mêmes ne se levaient pas devant lui lorsqu’il entrait, ils ne faisaient pas attention à lui, ils ne faisaient pas plus de cas de lui que d’une mouche qui aurait passé en volant. Ses supérieurs le traitaient avec toute la froideur du despotisme. Les aides du chef de bureau se gardaient bien de lui dire, quand ils lui jetaient au nez une montagne de papiers :

— Ayez la bonté de copier ceci.

Ou bien :

— Voici quelque chose d’intéressant, un joli petit travail.

Ou toute autre parole aimable comme il est d’usage entre employés bien élevés.

Akaki, lui, prenait les actes, sans se demander si on avait tort ou raison de les lui apporter. Il les prenait et il se mettait aussitôt à les copier.

Ses collègues, plus jeunes que lui, en faisaient l’objet de leurs railleries et la cible de leurs traits d’esprit — pour autant que des employés et surtout des employés de chancellerie puissent prétendre à l’esprit. Tantôt ils racontaient devant lui un tas d’histoires imaginées à plaisir sur son compte et sur celui de la femme chez qui il logeait, une vieille septuagénaire. On disait qu’elle le battait ou bien on lui demandait quand il allait la conduire à l’autel, ou bien on laissait pleuvoir sur sa tête des rognures de papier et on soutenait que c’étaient des flocons de neige.

Mais Akaki n’avait pas un mot de réplique à toutes ces attaques ; il faisait comme s’il n’y avait eu personne autour de lui. Toutes ces petites vexations n’avaient aucune influence sur son assiduité au travail ; au milieu de toutes ces tentations de distraction, il ne faisait pas une seule faute d’écriture. Et, lorsque la raillerie devenait par trop intolérable, lorsqu’on le prenait par le bras et qu’on l’empêchait d’écrire, il disait :

— Laissez-moi donc ! Pourquoi vouloir absolument me déranger dans ma besogne ?

Et il y avait quelque chose de particulièrement touchant dans ces paroles et dans la manière dont il les prononçait.

Un jour, il arriva qu’un tout jeune homme qui venait d’obtenir un emploi dans les bureaux, poussé par l’exemple des autres, voulut rire comme eux