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de paroles en lui demandant quel était ce temps dont il faisait si grand récit, et où il se trouvait si heureux et si content. « Le pauvre insensé, m’a-t-elle dit avec un sourire de pitié, veut parler du temps où il était hors de lui : il ne cesse d’en faire l’éloge. C’est le temps qu’il a passé à l’hôpital, et où il n’avait aucune connaissance de lui-même. » Cela a fait sur moi l’effet d’un coup de tonnerre. Je lui ai mis une pièce d’argent dans la main, et je me suis éloigné d’elle à grands pas.

« Où tu étais heureux ! me suis-je écrié en marchant précipitamment vers la ville, où tu étais content comme un poisson dans l’eau ! Dieu du ciel, as-tu donc ordonné la destinée des hommes de telle sorte qu’ils ne soient heureux qu’avant d’arriver à l’âge de la raison, ou après qu’ils l’ont perdue ? Pauvre misérable ! Et pourtant je porte envie à ta folie, à ce désastre de tes sens, dans lequel tu te consumes. Tu sors plein d’espérances pour cueillir des fleurs à ta reine… au milieu de l’hiver… et tu t’affliges de n’en point trouver, et tu ne conçois pas pourquoi tu n’en trouves point. Et moi… et moi, je sors sans espérances, sans aucun but, et je rentre au logis comme j’en suis sorti… Tu te figures quel homme tu serais si les états généraux voulaient te payer ; heureuse créature, qui peux attribuer la privation de ton bonheur à un obstacle terrestre ! Tu ne sens pas, tu ne sens pas que c’est dans le trouble de ton cœur, dans ton cerveau détraqué, que gît ta misère, dont tous les rois de la terre ne sauraient te délivrer ! »