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la destinée, ou sur la douloureuse fatalité qui pèse sur lui, il n’en est pas moins certain que chaque lecteur est vaincu, terrifié et comme brisé avec lui en dévorant ces sombres pages d’une réalité si frappante et d’une si tragique poésie. Est-ce un roman, est-ce un poème ? On n’en sait rien, tant cela ressemble à une histoire véritable ; tant l’élévation fougueuse des pensées se mêle, se lie, et semble ressortir nécessairement du symbole de la narration naïve et presque trop vraisemblable. Avec quel soin, quel art et quelle facilité apparente cette tragédie domestique est composée dans toutes ses parties ! Comme ce type de Werther, cet esprit sublime et incomplet, est complétement tracé et soutenu sans défaillance d’un bout à l’autre de son monologue ! Cet homme droit et bon ne songe pas à se peindre, il ne pose jamais devant le confident qu’il s’est choisi, et cependant il ne lui parle jamais que de lui-même, ou plutôt de son amour. Il est plongé dans un égoïsme mâle et ingénu qu’on lui pardonne, parce qu’on sent la puissance de ce caractère qui s’ignore et qui succombe faute d’aliments dignes de lui ; parce que, d’ailleurs, ce n’est pas lui, c’est l’objet de son amour qu’il contemple en lui-même ; parce que ses violences et son délire sont l’inévitable résultat des grandes qualités et de l’immense amour comprimés dans son sein. Jamais figure ne fut moins fardée et plus saisissante. Il n’est pas une femme qui ne sente qu’en dépit de toute résistance intérieure et de toute vertu conjugale elle eût aimé Werther.

On a fait, dit-on, d’immenses progrès dans l’art de composer le drame depuis cinquante ans ; il est certain que cet art a bien changé, et qu’il y a déjà presque aussi loin de la forme de Werther à celle d’un roman moderne que de la forme d’un mélodrame de notre temps à celle d’une tragédie grecque. Mais est-ce réellement un progrès ? Cette action compliquée, que nous cherchons avidement dans les compositions nouvelles, ce besoin insatiable d’émotions factices.