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Cette ardente sensibilité de mon cœur pour la nature et la vie, qui m’inondait de tant de volupté, qui du monde autour de moi faisait un paradis, me devient maintenant un insupportable bourreau, un mauvais génie qui me poursuit en tous lieux. Lorsque autrefois du haut du rocher je contemplais, par delà le fleuve, la fertile vallée jusqu’à la chaîne de ces collines ; que je voyais tout germer et sourdre autour de moi ; que je regardais ces montagnes couvertes de grands arbres touffus depuis leur pied jusqu’à leur cime, ces vallées ombragées dans tous leurs creux de petits bosquets riants, et comme la tranquille rivière coulait entre les roseaux agités, et réfléchissait le léger nuage que le doux vent du soir promenait sur le ciel en le balançant ; qu’alors j’entendais les oiseaux animer autour de moi la forêt ; que je voyais des millions d’essaims de moucherons danser gaiement dans le dernier rayon rouge du soleil, dont le dernier regard mourant délivrait et faisait sortir de l’herbe le hanneton bourdonnant ; que le bruissement et l’activité autour de moi rappelaient mon attention sur mon rocher, et que la mousse qui arrache à la pierre sa nourriture, et le genêt qui croit le long de l’aride colline de sable, m’indiquaient cette vie intérieure, mystérieuse, toujours active, toute-puissante, qui anime la nature !… comme je faisais entrer tout cela dans mon cœur ! Je me sentais comme déifié par ce torrent qui me traversait, et les majestueuses formes du monde infini vivaient et se mouvaient dans mon âme. Je