Page:Goethe - Les Affinités électives, Charpentier, 1844.djvu/65

Cette page n’a pas encore été corrigée

d’un grand avantage ; il est rare de tendre vers un but sans dédaigner les moyens qui peuvent y conduire. Souvent même ils se trompent aussi complètement sur les moyens que sur le but. Persuadés qu’il faut remédier au mal à la place où ils le voient et où ils le sentent, ils s’inquiètent fort peu du point d’où part son action malfaisante. Au reste, ce point est presque toujours insaisissable pour la multitude dont l’intelligence, souvent très-grande pour l’instant actuel, ne va jamais jusqu’à prévoir le lendemain. Ajoute à cela que les réformes qui favorisent le bien-être général froissent toujours quelques intérêts particuliers, et tu comprendras sans peine pourquoi il est si difficile de les exécuter quand on n’est pas armé du pouvoir d’une souveraineté absolue.

Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, un homme robuste, d’un extérieur effronté, leur demanda l’aumône. Édouard, qui n’aimait pas à être interrompu, chercha plusieurs fois à s’en débarrasser tranquillement et finit par l’apostropher avec emportement. Le mendiant se retira à petits pas et en injuriant les deux amis, il poussa même l’audace jusqu’à les menacer de Dieu et des lois, qui, disait-il, protègent le mendiant aussi bien que le grand seigneur. Il ajouta que lorsqu’on avait le cœur dur on pouvait refuser un pauvre, mais qu’on n’avait pas le droit de l’insulter.

La colère aurait, sans doute, fait commettre au Baron quelqu’imprudence, si son ami n’avait pas cherché à le calmer.

— Que ce fâcheux incident, lui dit-il, devienne pour nous une leçon utile ; prenons une mesure sage et prudente qui en rende le retour impossible. Tu ne peux te dispenser de faire l’aumône aux pauvres qui passent tes