Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/95

Cette page n’a pas encore été corrigée

dats me font place, je monte sur le premier chariot pour me tirer de la presse ; je me fournis de tabac, autant que mes poches en peuvent contenir, et, quand je suis redescendu et me suis dégagé de la foule en faisant mes largesses, on me célèbre comme le plus grand bienfaiteur qui ait jamais eu pitié de l’humanité souffrante. Il était aussi arrivé de l’eau-de-vie : on s’en pourvut également, et on la payait volontiers un écu la bouteille.

Si l’on se trouvait au quartier général, où l’on arrivait quelquefois, ou si l’on voyait des personnes qui" en venaient, on, s’informait de l’état des choses. Il ne pouvait être plus critique. Le bruit des horreurs qui s’étaient passées à Paris se répandait de plus en plus, et ce qu’on avait d’abord tenu pour fable apparut enfin comme une épouvantable vérité. Le* Roi et sa famille avaient été mis en prison ; on parlait déjà de le déposer ; la haine de la royauté se répandait de plus en plus, et l’on pouvait déjà prévoir qu’un procès serait instruit contre l’infortuné monarque. L’armée ennemie avait rétabli ses communications avec Châlons, où se trouvait Luckner, chargé d’enrégimenter les volontaires qui affluaient de Paris ; mais ces gens, sortis de la . capitale dans ces affreux premiers jours de septembre, à travers des flots de sang, apportaient le goût du meurtre et du pillage plutôt que d’une guerre régulière. A l’exemple de l’horrible populace parisienne, ils choisissaient arbitrairement des victimes pour leur ôter, selon le cas, le pouvoir, la fortune ou la vie. 11 suflisait de lâcher ces bandes indisciplinées : elles nous donnaient le coup de grâce.

Les émigrés étaient refoulés sur nous, et l’on parlait de mille dangers qui nous menaçaient sur nos derrières et sur nos flancs. Dans le pays de Reims, il s’était formé, disait-on, une troupe de vingt mille paysans, armés de leurs outils et d’autres instruments de mort. L’inquiétude était grande : eux aussi, ils pouvaient fondre sur nous.

Les officiers supérieurs, assemblés le soir dans la tente du duc de Weimar, discouraient sur ces événements. Chacun apportait sa nouvelle, sa supposition, son inquiétude, dans ce conseil perplexe, car il semblait qu’un miracle pût seul nous sauver. Je réfléchis dans ce moment qu’au milieu des situations