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tout danger porte à l’audace, et même à la témérité, m’engagèrent tout tranquillement à pousser mon cheval vers le bastion la Lune. Les nôtres l’avaient repris, mais il présentait un affreux aspect. Les toits percés, les gerbes de blé répandues alentour, les soldats mortellement blessas étendus çîi et là, et quelquefois encore un boulet de canon qui, s’égarant de ce côté, fracassait les restes des tuiles. Seul et abandonné à moimême, je chevauchais à gauche sur les hauteurs, et je pouvais d’un coup d’œil voir distinctement l’heureuse position des Français. Ils étaient rangés en amphithéâtre, dans un repos et une tranquillité imperturbables : toutefois Kellermann, placi’- ù l’aile gauche, était plus accessible.

Je rencontrai bonne société, des officiers de l’état-major tt du régiment qui étaient de ma connaissance. Ils furent extrêmement surpris de me trouver la et ils voulurent me ramener avec eux, mais je leur fis entendre que j’avais des vues particulières, et, sans insister davantage, ils me laissèrent à mes fantaisies bien connues.

J’étais en plein dans la région où jouaient les boulets envoyés par l’ennemi. Le bruit est assez étrange, on le dirait composé du bourdonnement de la toupie, du clapotage de l’eau et du sifflement de l’oiseau. Ils élaient moins dangereux à cause du sol humide. Où ils tombaient, ils s’enfonçaient: ma folle expérience était du moins à l’abri du péril des ricochets.

Cependant je pus observer qu’il se passait en moi quelque chose d’extraordinaire. Je m’en rendais un compte exact, et toutefois on ne pourrait donner l’idée de cette sensation que par des images. Il semble qu’on soit dans un lieu très-chaud et qu’on se sente pénétré de la même chaleur, et, par conséquent, en parfaite harmonie avec l’élément dans lequel on se trouve. Les yeux ne perdent rien de leur force et de leur clairvoyance, mais il semble que le monde ait pris une teinte rougeatre, qui rend la situation, comme les objets, encore plus appréhensibles. Je n’ai rien pu observer quant au mouvement du sang. Tout me semblait plongé dans cette fournaise : et voilà dans quel sens on a pu nommer cet état une fièvre. Cependant il est remarquable que cette horrible angoisse nous est communiquée par les oreilles seulement, car le tonnerre du canon, les