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fut pas peu étonné de me voir là. C’était ie marquis de Bombelles, que j’avais vu à Venise deux années auparavant, quand j’accoinpagnais la duchesse Amélie. Il y résidait alors comme ambassadeur de France, et il avait pris à cœur de rendre à cette excellente princesse le séjour de Venise aussi agréable que possible. Nos cris de surprise, la joie du revoir et nos souvenirs égayèrent ce moment sérieux. Nous parlâmes de sa magnifique demeure sur le Grand-Canal ; je lui rappelai comme, arrivés chez lui en gondole, nous y avions trouvé un accueil honorable et une gracieuse hospitalité ; comment, par de petites fêtes, dans le caractère et l’esprit de celle princesse, qui aimait la naîure et les arts, la gaieté et le bon goût, il l’avait amusée de mille manières, elle et son entourage, et, par l’influence qu’il exerçait, tui avait procuré bien des jouissances refusées aux étrangers.

Mais quelle fut ma surprise, à moi qui avais cru le réjouir par un éloge sincère,de l’entendre s’écrieravec mélancolie: « Ne parlons pas de ces chosesI Ce temps est trop loin de moi ; et, dès ce temps même, quand j’amusais mes nobles hôtes avec une apparente sérénité, le souci me rongeait le cœur ; je pressentais les suites de ce qui se passait dans ma patrie ; j’admirais votre sécurité, de ne pas prévoir le danger qui vous menaçait vousmêmes ; je me préparais en silence au changement de mon sort. Bientôt après, je dus quitter mon poste honorable et ma chère Venise, et commencer les courses vagabondes qui ont fini par m’amener ici. »

Le caractère mystérieux qu’on avait voulu de temps en temps donner à cette marche nous faisait soupçonner qu’on irait en avant cette nuit même ; mais le jour commençait à paraître et avec lui nous arrivait une pluie fine. Il faisait grand jour quand on se mit en mouvement. Comme le régiment de Weimar avait le pas, on donna à l’escadron des gardes du corps, comme étant à la tête de toute la colonne, les hussards, qui devaient connaître le chemin de notre destination. Alors nous avançâmes, parfois au grand trot, à travers des champs et des collines sans arbres ni buissons ; seulement, on voyait à gauche, dans le lointain, la forêt de l’Argonne. La pluie nous fouettait le visage. Bientôt nous vîmes une allée de peupliers, d’une belle venue et bien entretenus, qui s’étendait en travers de notre marche