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Cependant ces prisonniers étaient le signe d’une bataille malheureuse pour les alliés. Mon père, dans sa partialité, convaincu qu’ils la gagneraient, fut assez téméraire pour aller au-devant de ces vainqueurs espérés, sans réfléchir que les vaincus, dans leur fuite, devraient les premiers lui passer sur le corps. D’abord il se rendit à son jardin, devant la porte de Friedberg, où il trouva tout solitaire et tranquille ; puis il se risqua dans la bruyère de Bornheim, où il aperçut bientôt des maraudeurs et des goujats épars, qui s’amusaient à tirer sur les bornes, en sorte que le plomb rejaillissant sifflait autour des oreilles du promeneur curieux. Il jugea donc plus prudent de revenir, et il apprit de quelques personnes, qu’il interrogea, ce que le bruit du canon aurait dû lui faire déjà comprendre, c’est que tout allait bien pour les Français, et qu’il ne fallait pas s’attendre à les voir plier. Revenu à la maison plein de colère, à la vue de ses compatriotes blessés et prisonniers, il ne se posséda plus. À son tour, il fit distribuer aux passants des secours de toute espèce ; mais ils ne devaient être distribués qu’aux Allemands, ce qui n’était pas toujours possible, parce que le sort avait entassé ensemble amis et ennemis.

Notre mère et nous, qui avions eu confiance dans la parole du comte, et passé, par conséquent, une journée assez tranquille, nous fûmes bien joyeux et notre mère doublement rassurée, lorsque, ayant consulté, le matin, par un coup d’épingle son livre de dévotion, l’oracle lui eut fait, pour le présent aussi bien que pour l’avenir, une réponse très-rassurante. Nous souhaitions à notre père la même foi et les mêmes sentiments ; nous le caressâmes de tout notre pouvoir ; nous le priâmes de prendre quelques aliments (il était resté à jeun tout le jour) : il refusa et nos caresses et toute nourriture, et se retira dans sa chambre. Cependant notre joie n’en fut pas troublée : l’affaire était décidée ; le lieutenant du roi, qui était monté à cheval ce jour-là, contre son habitude, revint à la fin. Sa présence au logis était plus nécessaire que jamais. Nous courûmes à sa rencontre, nous lui baisâmes les mains en lui témoignant notre joie. Il y parut très-sensible. « Bien ! dit-il, plus amicalement que d’ordinaire ; j’en suis aussi charmé pour vous, chers enfants. » Il donna l’ordre aussitôt qu’on nous servit des sucre-