Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on attendrait une attaque dans le voisinage de la ville. Une défaite des Français, une fuite, une défense de la place, ne fûtce que pour couvrir la retraite et pour conserver le pont ; un bombardement, un pillage, tout se présentait à l’imagination ébranlée et inquiétait les deux partis. Ma mère, qui pouvait tout supporter, excepté l’inquiétude, fit exprimer au comte sa crainte par l’interprète. Elle reçut la réponse d’usage en pareil cas : elle devait être parfaitement tranquille ; il n’y avait rien à craindre ; du reste, elle ferait bien de rester en repos, sans parler de la chose à personne.

De nouvelles troupes traversèrent la ville ; on apprit qu’elles faisaient halte près de Bergen. On voyait toujours plus de monde aller et venir, courir à pied et à cheval, et notre maison élait jour et nuit en mouvement. Dans ce temps-là, je vis fréquemment le maréchal de Broglie, toujours serein, toujours le même dans ses manières et sa conduite, et, plus tard, je fus charmé de voir cité glorieusement dans l’histoire un homme dont l’extérieur avait fait sur moi une si heureuse et si durable impression.

Ainsi arriva enfin, après une semaine sainte pleine d’inquiétudes, le vendredi saint de 1759. Un grand calme annonçait l’orage prochain. On défendit aux enfants de sortir de la maison. Mon père n’avait point de repos, et il sortit. La bataille commença. Je montai à l’étage supérieur, d’où je ne pouvais, il est vrai, voir la campagne, mais d’où j’entendais fort bien le tonnerre de l’artillerie et les feux de bataillon. Au bout de quelques heures, nous vîmes les premiers indices de la bataille dans une file de chariots sur lesquels des blessés, dont les mutilations et les attitudes diverses offraient un affreux spectacle, passèrent doucement devant notre maison pour être menés au couvent de la Vierge, transformé en hôpital. Aussitôt s’éveilla la compassion des habitants : ils offrirent de la bière, du vin, du pain, de l’argent, à ceux qui pouvaient encore recevoir quelque chose. Mais, lorsqu’on aperçut, quelque temps après, dans cette file des blessés et des prisonniers allemands, la pitié ne connut plus de bornes, et l’on eût dit que chacun voulait se dépouiller de tous ses effets mobiliers pour assister des compatriotes souffrants.