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un don entièrement naturel le talent poétique qui était en moi, d’autant plus que j’étais conduit à considérer la nature extérieure comme son objet. L’exercice de cette faculté poétique pouvait, il est vrai, être excité et déterminé par une occasion, mais c’était involontairement, et même contre ma volonté, qu’elle se produisait avec plus de joie et d’abondance. « Courir les bois et les campagnes, fredonner ma chansonnette, ainsi se passait tout le jour[1]. » La même chose arrivait quand je me réveillais la nuit, et j’eus souvent envie de porter un gilet de cuir, comme avait fait un de mes prédécesseurs, pour m’accoutumer à fixer dans les ténèbres, au moyen du toucher, les vers qui me venaient à l’improviste. Il m’arrivait si souvent de me réciter une chansonnette sans pouvoir la retrouver, que je courais quelquefois à mon pupitre, sans me donner le temps de redresser une feuille posée de travers, et, sans bouger de la place, j’écrivais la poésie d’un bout à l’autre en diagonale. Dans ce même esprit, je prenais de préférence le crayon, qui traçait plus facilement les caractères, car il était arrivé quelquefois que le murmure et le craquement de la plume me réveillaient de mon poétique somnambulisme, me distrayaient et étouffaient, à sa naissance, une petite production. J’avais pour ces sortes de poésies un respect particulier, parce que je me comportais avec elles comme la poule avec les poulets qu’elle a couvés, et qu’elle entend piauler autour d’elle. Mon ancien goût de ne communiquer ces choses que par la lecture se renouvela : il me semblait abominable de les échanger contre de l’argent.

Je rapporterai ici un fait qui n’arriva que plus tard. Comme on demandait toujours plus mes ouvrages, qu’une édition complète en était même réclamée, et que la disposition dont je parle me détournait de l’entreprendre moi-même, Himbourg profita de mes lenteurs, et je reçus à l’improviste quelques exemplaires de mes œuvres complètes. Cet éditeur inappelé se vantait à moi avec une grande impertinence du service qu’il rendait au public, et il offrait de m’envoyer, si je le désirais, en récompense, quelques porcelaines de Berlin. À cette occa-

  1. Tome I, page 2, avec une variante.