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du monde, avec une véritable amitié, contre la passion, l’inclination et les obstacles extérieurs, pour moliver une fois ainsi une tragédie. Autorisé par notre ancêtre Shakspeare, je n’hésitai pas un moment à traduire littéralement la scène principale et la véritable exposition théâtrale. Enfin, j’empruntai pour le dénoûment la conclusion d’une ballade anglaise, et mon travail était prêt avant que le vendredi fût arrivé. On voudra bien croire que ma lecture eut un heureux succès. Mon épouse souveraine en eut une grande joie, et, comme une postérité spirituelle, cette production sembla resserrer et affermir notre liaison.

Mais, pour la première fois, Méphistophélès Merck me fit un grand tort. Quand je lui fis part de la pièce, il me dit : « Ne me fais plus à l’avenir de pareilles fadaises. Tout le monde en peut faire autant. » Et néanmoins il avait tort : il ne faut pas que tout ouvrage dépasse les idées reçues ; il est bon aussi de s’attacher quelquefois aux sentiments ordinaires. Si j’avais alors écrit une douzaine de pièces de ce genre, ce qui m’eût été facile avec quelques encouragements, trois ou quatre seraient veut-être restées au théâtre. Toute direction qui sait apprécier son répertoire peut dire quel avantage ce serait.

À la suite de ces amusements littéraires et d’autres pareils, on causa de nos mariages pour rire, sinon dans la ville, du moins dans nos familles, et cela ne sonnait point désagréablement aux oreilles des mères de nos belles. Ma mère n’était point non plus fâchée de cet incident. Elle était déjà bien disposée pour la jeune personne avec laquelle j’avais contracté cette singulière liaison, et se plut à lui dire en confidence qu’elle ne serait pas moins goûtée comme belle-fille que comme femme. Cette agitation sans but, dans laquelle je vivais depuis assez longtemps, ne plaisait point à ma mère, et véritablement elle en avait le principal embarras. C’était elle qui devait faire une réception libérale à ces hôtes affluents, sans se voir autrement dédommagée de cette hospitalité littéraire que par l’honneur qu’on faisait à son fils de tabler chez lui. Elle voyait d’ailleurs clairement que tous ces jeunes gens sans fortune, réunis pour mener joyeuse vie, tout autant que pour s’occuper de science et de poésie, finiraient par être à charge et par se nuire les uns aux autres et plus sûrement à moi, dont elle connaissait la libé-