Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/544

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cologne était le lieu où l’antiquité pouvait exercer sur moi cette influence incalculable. La ruine de la cathédrale (car un ouvrage inachevé est pareil à un monument détruit) réveilla mes sentiments de Strasbourg. Je ne pouvais me livrer à des méditations sur l’art : j’avais devant moi trop et trop peu, et il ne se trouvait personne qui pût (comme aujourd’hui, grâce aux études de nos amis persévérants) me tirer du labyrinthe du travail exécuté et du travail projeté, de l’action et du dessein, de ce qui était construit ou seulement indiqué. En compagnie, j’admirais bien ces salles et ces piliers magnifiques ; mais, si j’étais seul, je contemplais toujours avec chagrin ce monde déjà immobilisé au milieu de sa création et bien loin de son achèvement. Encore une vaste pensée, qui n’était pas arrivée à l’accomplissement ! Il semble que l’architecture soit là uniquement pour nous convaincre qu’un grand nombre d’hommes sont incapables de rien produire dans une suite d’années, et que, dans les arts et dans la vie, rien ne se réalise que ce qui sort, comme Minerve, accompli et tout armé du cerveau de l’inventeur.

Dans ces moments, faits pour serrer le cœur plus que pour l’élever, je ne prévoyais pas les impressions tendres et sublimes qui m’attendaient près de là. On me conduisit dans la maison de Jabach[1], où s’offrit à ma vue, et réalisé, ce que jusqu’alors je n’avais fait que me figurer. Toute cette famille était morte depuis longtemps ; mais, dans le rez-de-chaussée, contigu au jardin, rien n’avait subi aucun changement ; un pavé rouge brun formé régulièrement de briques en losanges, de grands fauteuils sculptés, aux sièges et aux dossiers brodés, des dessus de tables incrustés artistement, posés sur des pieds pesants, des lustres de métal, une vaste cheminée, avec ses ustensiles en proportion ; tout en harmonie avec ce vieux temps, et, dans tout l’appartement, rien de nouveau, rien d’actuel, que nous-mêmes. Mais ce qui augmenta, ce qui compléta et fit déborder les impressions merveilleusement excitées en nous à ce spectacle, ce fut un grand tableau de famille, placé au-dessus de la cheminée. L’ancien et riche propriétaire de cette demeure était représenté

  1. Évrard Jabach, banquier, amateur des arts à Cologne.