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rait impossible de le suivre dans les détours de sa carrière, et de décrire ses singularités.


On connaît ce tourment de soi-même qui, à défaut de souffrances extérieures, était à l’ordre du jour, et qui inquiétait précisément les esprits d’élite. Ce qui ne tourmente qu’en passant les hommes ordinaires, qui ne s’observent pas eux-mêmes ; ce qu’ils cherchent à bannir de leur pensée, les meilleurs le remarquaient, le considéraient, le conservaient avec soin dans leurs écrits, leurs lettres, leurs journaux. Mais les exigences morales les plus sévères pour soi et pour les autres s’associaient à la plus grande négligence dans la pratique, et une certaine vanité, que produisait cette demi-connaissance de soi, entraînait aux habitudes et aux désordres les plus étranges. Cette application à s’observer soi-même était encouragée par le réveil de la psychologie expérimentale, qui sans doute ne trouvait pas mauvais et condamnable tout ce qui nous agite intérieurement, mais qui ne pouvait tout approuver. De là résultait une lutte interminable, éternelle. Soutenir et entretenir ce combat, c’est ce que Lenz savait faire mieux que tous les hommes inoccupés ou à demi occupés qui se rongeaient eux-mêmes. Il souffrait donc comme chacun de la disposition régnante, à laquelle la peinture de Werther devait mettre un terme ; mais un trait particulier le distinguait de tous les autres, qu’il fallait reconnaître pour des âmes parfaitement sincères et loyales : il avait un penchant décidé pour l’intrigue, et pour l’intrigue en elle-même, sans but particulier, sans but raisonnable, intéressé, accessible ; il aimait plutôt à se proposer quelque chimère, qui lui servait par cela même de perpétuel amusement. Il fut de la sorte toute sa vie un fourbe en imagination ; son amitié comme sa haine étaient imaginaires ; il faisait un usage arbitraire de ses idées et de ses sentiments, afin d’avoir toujours quelque chose à faire ; il cherchait à réaliser par les moyens les plus absurdes ses affections ou ses antipathies, et il anéantissait bientôt lui-même son ouvrage ; aussi n’a-t-il jamais servi ceux qu’il aimait, jamais nui à ceux qu’il haïssait, et, en tout, il semblait pécher uniquement pour se punir, intriguer pour greffer une nouvelle fable sur une vieille.

Son talent résultait d’une véritable profondeur, d’une fécondité inépuisable, et réunissait à la fois la délicatesse, la mobilité, la finesse ; mais, avec tous ses avantages, il avait de véritables défaillances, et ces talents sont les plus difficiles à juger. On ne pouvait méconnaître de grands traits dans ses ouvrages ; une aimable délicatesse s’entremêle aux plus soties et plus baroques niaiseries, que l’on pardonne à peine à la bonne humeur la plus franche et la plus exempte de prétention, à un talent réellement comique. Il dissipait ses journées en véritables bagatelles, auxquelles il savait donner par sa vivacité quelque importance ; au reste il pouvait se permettre de dissiper bien des heures, parce qu’avec son heureuse mémoire, il tirait toujours beaucoup de fruit du temps qu’il employait à lire, et fournissait en abondance des aliments variés à son esprit original.

On l’avait envoyé à Strasbourg avec deux gentilshommes livoniens, et il eût été difficile d’être plus malheureux dans le choix d’un mentor.