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avoir vu toutefois comme lui aucun fantôme et sans avoir un auguste père à venger.

Mais, afin que toute cette mélancolie eût un théâtre fait pour elle, Ossian nous avait attirés dans la Thulé lointaine, où, parcourant l’immense bruyère grisâtre, parmi les pierres moussues des tombeaux, nous voyions autour de nous les herbes agitées par un vent horrible, et sur nos têtes un ciel chargé de nuages. La lune enfin changeait en jour cette nuit calédonienne ; des héros trépassés, des beautés pâlies, planaient autour de nous ; enfin nous croyions voir, dans sa forme effroyable, l’esprit même de Loda.

Dans un pareil milieu, avec une pareille société, avec des goûts et des études de ce genre, tourmenté de passions non satisfaites, n’étant excité par aucun mobile extérieur à une sérieuse activité, sans autre perspective que l’obligation de se renfermer dans une insipide et languissante vie bourgeoise, on se familiarisait, dans son orgueil chagrin, avec la pensée de pouvoir à volonté quitter la vie, quand on ne la trouverait plus à son gré, et, par là, on se dérobait quelque peu aux injustices et à l’ennui journaliers. Cette disposition était générale, et, si Werther produisit un grand effet, c’est qu’il était à l’unisson de toutes les âmes, et qu’il exprimait ouvertement et clairement le secret d’une maladive et juvénile rêverie. À quel point les Anglais connaissaient cette maladie, c’est ce que prouvent ces lignes significatives, écrites avant l’apparition de Werther :

« Enclin à des douleurs qu’il aimait, il connut plus de souffrances que la nature ne lui en avait imposé, cependant que son imagination lui présentait le malheur sous des couleurs idéales et sombres, et avec des horreurs étrangères. »

Le suicide est un événement de la nature humaine, qui, après tout ce qu’on a dit et débattu sur ce sujet, réclame l’attention de chacun, et qui veut qu’on le traite de nouveau à chaque époque. Montesquieu accorde a ses héros et ses grands hommes le droit de se donner la mort à volonté, en disant qu’il doit être loisible à chacun de finir où il lui plaît le cinquième acte de sa tragédie. Mais il n’est pas ici question de ces personnages qui ont mené une vie active, marquante, qui ont consacré leurs jours à un grand État ou à la cause de la liberté, et qu’on ne saurait guère blâmer lorsque, voyant disparue de ce monde l’idée qui les animait, ils songent à la poursuivre au delà du tombeau. Nous avons affaire à des gens qui, par défaut d’activité dans la condition la plus paisible du monde, prennent la vie en dégoût, grâce à leurs prétentions exagérées pour eux-mêmes. Comme j’ai connu moi-même cet état, et que je sais parfaitement quelles peines il m’a fait souffrir, quels efforts il m’en a coûté pour y échapper, je ne veux pas taire les réflexions que j’ai faites mûrement sur les différents genres de mort qu’on pourrait choisir. Qu’un homme se sépare violemment de lui-même, qu’il en vienne non-seulement à se blesser, mais à se détruire, c’est une chose si contraire à la nature, qu’il recourt le plus souvent à des moyens mécaniques pour mettre son projet à exécution. Quand Ajax se jette sur son épée, c’est le poids de son corps qui lui rend le suprême service ; quand le guerrier fait promettre à son