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traçât une peinture légère ou une réflexion en passant, à son style, on croyait toujours la voir aller et venir, courir et sauter, d’une marche sûre et légère. De mon côté, j’aimais beaucoup à lui écrire ; car, à me représenter ses charmes, je sentais mon amour croître même pendant l’absence, tellement que cet entretien le cédait peu à une conversation véritable, et me fut même dans la suite plus agréable et plus cher.

Ma superstition avait fini par céder tout à fait. Elle se fondait, il est vrai, sur des impressions d’enfance, mais l’esprit du temps, la fougue de la jeunesse, la fréquentation de personnes froides et raisonnables, tout lui était contraire, au point qu’il ne se serait pas trouvé peut-être, parmi mes connaissances, une seule personne à qui l’aveu de ma chimère n’eût semblé parfaitement ridicule. Mais, le plus fâcheux, c’est que cette rêverie, en se dissipant, faisait place à une appréciation véritable de la situation dans laquelle se trouvent toujours les jeunes gens dont les inclinations précoces ne peuvent se promettre un résultat durable. J’avais si peu gagné à me tirer d’erreur, que la raison et la réflexion me tourmentaient davantage encore dans cette circonstance. Ma passion croissait à mesure que j’apprenais à mieux connaître le mérite de l’excellente Frédérique, et le temps approchait où je devais peut-être perdre pour toujours tant de grâce et de bonté.

Notre liaison avait continué quelque temps de la sorte, agréable et paisible, quand notre ami Weiland eut la malice d’apporter à Sesenheim le Vicaire de Wakefield et de me le présenter à l’improviste, comme si de rien n’était, quand il fut question de faire une lecture. Je sus me posséder, et je lus avec autant d’aisance et d’enjouement qu’il me fut possible. Les physionomies de mes auditeurs s’épanouirent aussi sur-le-champ, et il ne leur sembla nullement désagréable de se voir de nouveau obligés à faire une comparaison. S’ils avaient trouvé des ressemblances comiques à Raimond et à Mélusine, ils se voyaient cette fois eux-mêmes dans un miroir qui n’enlaidissait point. On ne se l’avoua pas expressément, mais on ne dissimulait pas qu’on se trouvait là en famille pour l’esprit et pour le cœur.

Toutes les bonnes natures sentent, à mesure qu’elles sont plus cultivées, qu’elles ont dans ce monde deux rôles à rem-