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munication désirée s’établir. On se vit forcé, pour ne pas empirer le mal, de laisser la blessure se guérir. Et si, pendant l’opération, nous avions admiré la fermeté de Herder au milieu de telles souffrances, sa résignation mélancolique et même farouche, à la pensée qu’il devrait porter toute sa vie une pareille infirmité, eut quelque chose de vraiment sublime, qui lui assura pour toujours le respect de ceux qui le voyaient et qui l’aimaient. Ce mal, qui gâtait une figure si remarquable, devait d’autant plus l’affliger qu’il avait fait à Darmstadt la connaissance d’une demoiselle charmante, dont il avait gagné l’affection. C’était surtout dans cette vue qu’il s’était soumis à ce traitement, afin de paraître, à son retour, devant sa demi-fiancée plus joyeux, plus libre et plus beau, et de s’unir définitivement avec elle. Cependant il quitta Strasbourg aussitôt que possible, et, comme son séjour avait été aussi coûteux qu’agréable, j’empruntai pour lui une somme d’argent, qu’il promit de rembourser à un terme fixé. Le temps était passé et l’argent n’arrivait pas. Mon créancier ne me pressait point, mais je fus pourtant plusieurs semaines dans l’embarras. Enfin la lettre et l’argent arrivèrent, et, cette fois encore, Herder ne se démentit point. Au lieu de remercîments et d’excuses, sa lettre ne contenait que des moqueries rimées, qui auraient pu déconcerter ou même aliéner tout autre que moi ; mais je n’en fus pas plus ému, parce que je m’étais fait du mérite de Herder une grande et imposante idée, devant laquelle disparaissaient toutes les défectuosités qui auraient pu lui faire tort.

Au reste on ne doit jamais parler, surtout publiquement, de ses défauts et de ceux d’autrui, à moins qu’on ne songe à faire ainsi quelque bien. C’est pourquoi je vais intercaler ici quelques réflexions qui veulent se faire place. La reconnaissance et l’ingratitude sont au nombre des phénomènes qui se manifestent à chaque moment dans le monde moral, sur lesquels les hommes ne peuvent jamais s’entendre. J’ai coutume de faire une différence entre l’ingratitude, le défaut de gratitude et la répugnance pour ce sentiment. Le défaut de gratitude est naturel et même inné chez l’homme, car il découle d’un heureux et frivole oubli des peines comme des plaisirs, qui seul rend la vie supportable. L’homme a besoin d’un nombre si prodigieux