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scène du monde, il faisait un personnage dont on pouvait se jouer à son gré. Si, au contraire, la Muse favorisait de ses dons des hommes considérables, ils en recevaient un éclat qui rejaillissait sur la dispensatrice. Des gentilshommes qui savaient le monde, comme Hagedorn ; de riches bourgeois, comme Brockes ; des savants remarquables, comme Haller, figuraient parmi les premiers de la nation ; ils étaient les égaux des plus nobles et des plus respectés. On estimait aussi particulièrement les hommes qui, à côté de ce talent agréable, se distinguaient dans les affaires par leur application et leur fidélité. C’est à cela que Uz, Rabener, Weisse, durent une considération toute particulière, parce qu’on pouvait estimer chez eux l’union des qualités les plus hétérogènes et qui sont rarement unies. Mais le temps devait venir où le génie du poêle saurait lui-même se reconnaître, lui-même se créer ses relations particulières et s’assurer une dignité indépendante. Tout se rencontrait chez Klopstock pour fonder un pareil ordre de choses.

Pour les sens et le cœur, sa jeunesse a été pure. Son éducation sérieuse et solide le conduit à prendre en grande considération, dès son enfance, et sa personne et toutes ses actions, et, en même temps qu’il mesure d’avance attentivement la marche de sa vie, il se tourne, dans le pressentiment de sa force, vers le sujet le plus sublime qui se puisse imaginer. Le Messie, ce nom qui signale des vertus infinies, il devait le glorifier une seconde fois ; le Sauveur serait le héros qu’il méditait d’accompagner, à travers la bassesse et les souffrances terrestres, jusqu’aux triomphes célestes les plus sublimes. Tout ce qu’il y avait de divin, d’angélique et d’humain dans la jeune âme fut ici mis en œuvre. Élevé avec la Bible et nourri de sa sève, il vit avec les patriarches, les prophètes et les précurseurs, comme s’ils étaient présents. Et pourtant ils ne sont tous appelés, depuis des siècles, que pour former un cercle lumineux autour de l’être unique, dont ils contemplent avec étonnement l’humiliation, et à la transfiguration duquel ils prendront une part glorieuse. Car enfin, après de sombres et d’effroyables heures, le juge suprême dévoilera sa face et reconnaîtra son fils coéternel, qui lui ramènera, de son côté, les hommes égarés et même un esprit déchu. Les cieux vivants entonnent, avec mille voix d’anges, autour du trône un chant d’allégresse, et une amoureuse splendeur inonde l’univers, dont les regards étaient concentrés naguère sur une place horrible de sacrifice. La paix céleste, que Klopstock a sentie dans la conception et l’exécution de ce poëme, se communique aujourd’hui encore à tous ceux qui lisent les dix premiers chants, en faisant taire chez eux les exigences auxquelles une culture progressive ne renonce pas volontiers.

La dignité du sujet exalta chez le poëte le sentiment de sa propre personnalité. Qu’il dût lui-même un jour entrer dans les chœurs célestes ; que l’Homme-Dieu dût le distinguer et lui adresser face à face, pour ses efforts, les remerciements que tous les cœurs pieux et sensibles lui avaient déjà exprimés dans ce monde assez tendrement par des larmes pures : c’étaient là des pensées et des espérances naïves, enfantines, qu’une belle âme peut seule concevoir et entretenir. C’est ainsi que Klopstock acquit le plein droit de se regarder comme une personne