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heureuses, l’une par votre amour, l’autre par votre froideur, et tout ce tourment pour rien et pour peu de temps ! Car, si nous n’avions pas su qui vous êtes et ce qu’il vous est permis d’espérer, les cartes l’auraient mis sous mes yeux avec la dernière évidence. Adieu ! » me dit-elle, en me tendant la main. J’hésitais. « Eh bien, dit-elle encore, en me conduisant vers la porte, afin que ce soit réellement la dernière fois que nous nous parlons, prenez ce que, sans cela, je vous refuserais. » Elle me sauta au cou et me donna le baiser le plus tendre. Je l’embrassai et je la pressai sur mon cœur.

A cet instant, la porte latérale s’ouvrit brusquement, et la sœur, en déshabillé léger mais décent, accourut et s’écria : « Tu ne seras pas seule à prendre congé de lui ! » Émilie me lâcha et Lucinde me saisit ; elle me serra vivement sur son cœur, pressa sur mes joues ses boucles noires et resta quelque temps dans cette position. Je me trouvais donc à la gêne entre les deux sœurs, comme Émilie me l’avait prédit un moment auparavant. Lucinde me lâcha à son tour, et me regarda fixement d’un air grave. Je voulus lui prendre la main et lui dire quelques paroles amicales : mais elle s’écarta, fit quelques tours de chambre à grands pas, et se jeta dans l’angle du sofa. Émilie s’approcha d’elle, mais elle fut repoussée aussitôt. Alors commença une scène dont le souvenir m’est encore pénible, et qui, sans avoir dans la réalité rien de théâtral, toute naturelle, au contraire, chez une jeune et vive Française, ne pourrait être dignement reproduite sur la scène que par une bonne et pathétique comédienne. Lucinde accabla sa sœur de reproches. « Ce n’est pas, s’écria-t-elle, le premier cœur qui s’incline vers moi et que tu me dérobes. Il en a été de même de l’absent, qui a fini par se fiancer avec toi sous mes yeux. J’ai dû le voir, je l’ai supporté ; mais je sais toutes les larmes qu’il m’en a coûté. Tu m’as encore enlevé celui-ci sans renoncer à l’autre. Et combien ne sais-tu pas en captiver à la fois ! Je suis franche et bonne, et chacun croit bientôt me connaître et pouvoir me négliger : tu es dissimulée et secrète, et les gens croient merveille de ce que tu caches. Mais il n’y a rien là-dessous qu’un cœur égoïste et froid, qui sait sacrifier tout à lui-même : cependant personne ne le connaît aisément, parce qu’il est caché au fond de ta poi-