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expérimenter tous les états de la vie, et l’occasion s’en était présentée à moi bien souvent, mais je tenais de mon père une extrême répugnance pour toutes les auberges. Cette impression s’était fortifiée chez lui pendant ses voyages en Italie, en France et en Allemagne. Il parlait rarement par figures, et ne les appelait à son secours que dans un accès de gaieté ; cependant il avait coutume de dire qu’il croyait toujours voir dans la porte d’une auberge une grande toile d’araignée, tendue si artistement que les insectes pouvaient bien entrer, mais que les guêpes elles-mêmes ne sortaient pas sans être dépouillées. Il trouvait horrible d’être condamné à payer énormément cher pour se voir obligé de renoncer à ses habitudes, à tout ce qui fait le charme de la vie, et de vivre au gré de l’hôte et du garçon. Il estimait l’hospitalité d’autrefois, et, quoiqu’il eût d’ailleurs beaucoup de peine à souffrir chez lui quelque chose d’insolite, il exerçait pourtant celle vertu, surtout en faveur des artistes et des virtuoses. C’est ainsi que le compère Sfekatz prenait toujours son logement chez nous, et que le musicien Abel, le dernier qui ait su jouer de la viole avec succès, y fut bien reçu et bien traité. Avec de telles impressions d’enfance, que rien n’avait encore effacées, comment aurais-je pu me résoudre à descendre à l’auberge dans une ville étrangère ? Il m’aurait été bien facile de trouver un logement chez de bons amis : le conseiller Krebel, l’assesseur Hermann et d’autres m’en avaient parlé souvent ; mais mon voyage devait être aussi un secret pour eux, et je pris un parti fort singulier.

Mon voisin de chambre, le studieux élève en théologie, dont les yeux étaient toujours plus faibles, avait un parent à Dresde, un cordonnier, avec lequel il échangeait une lettre de temps en temps. Le langage de cet homme me l’avait rendu remarquable au plus haut point, et l’arrivée de ses lettres était toujours une fête pour nous. La manière dont il répondait aux plaintes de son cousin, menacé de perdre la vue, était toute particulière : il ne s’efforçait pas de chercher des motifs de consolation, qui sont toujours difficiles à trouver ; mais la sérénité avec laquelle il considérait sa propre vie, gênée, pauvre, pénible, sa manière de badiner sur les maux et les incommodités, l’imperturbable assurance qu’en soi la vie est