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traordinaire ; tantôt on l’accusait d’égoïsme et de népotisme, parce qu’il fit ouvrir chez son frère une pension pour ces jeunes gens. Ce frère, qui était d’une taille élevée et avantageuse, vif, prompt et un peu rude, avait été, disait-on, maître d’armes, et, abusant de l’excessive indulgence de son frère, il traitait quelquefois durement ses nobles pensionnaires. Alors on crut devoir prendre intérêt à ces jeunes hommes, et l’on déchira tellement la bonne renommée de l’excellent Gellert, qu’à la fin, ne sachant plus à quoi nous en tenir sur son compte, nous tombâmes à son égard dans l’indifférence et nous cessâmes de nous montrer à lui. Cependant nous avions toujours grand soin de le saluer, quand nous le rencontrions, monté sur son doux cheval blanc, dont l’électeur lui avait fait cadeau, pour l’obliger à prendre un exercice si nécessaire à sa santé : distinction qu’on avait de la peine à lui pardonner.

Ainsi approchait peu à peu l’époque où toute autorité allait disparaître pour moi, où j’allais douter et même désespérer des hommes les plus grands et les meilleurs que j’avais connus ou qui avaient occupé ma pensée. Frédéric II était encore à mes yeux supérieur à tous les grands hommes du siècle, et je dus trouver fort étrange de l’entendre louer aussi peu des habitants de Leipzig qu’autrefois dans la maison de mon grand-père. Ils avaient, il faut le dire, senti durement le poids de la guerre, et l’on ne pouvait leur faire un crime de n’avoir pas l’idée la plus favorable de celui qui l’avait commencée et continuée : ils consentaient donc à le reconnaître pour un homme éminent, mais non pour un grand homme. « Il ne faut pas être fort habile, disaient-ils, pour faire quelque chose avec de grands moyens, et si l’on n’épargne ni les pays ni l’argent ni le sang, on peut finir par accomplir son projet. Frédéric ne s’est montré grand dans aucun de ses desseins, et dans aucune chose qu’il se soit véritablement proposée. Aussi longtemps qu’il a été maître des événements, il n’a fait que des fautes, et il n’a déployé un génie extraordinaire que lorsqu’il a été forcé de les réparer. S’il est parvenu à cette grande renommée, c’est uniquement parce que tout homme souhaite avoir ce même don de réparer habilement les fautes qu’il nous arrive si souvent de commettre. Que l’on suive toutes les phases de la guerre de Sept