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vaste à un grand nombre d’objets. Bien des hommes se persuadèrent que la nature leur avait donné autant de bon sens et de jugement qu’ils pouvaient en avoir besoin pour se faire des choses une idée claire, au point de pouvoir s’en démêler et voilier à leur avantage et à celui des autres, sans s’inquiéter péniblement de l’universel, ni rechercher comment s’enchaînent les objets les plus éloignés, qui ne nous intéressent guère. On essaya ses forces, un ouvrit les yeux, on regarda devant soi, on fut attentif, appliqué, laborieux, et l’on crut, quand on jugeait et qu’on agissait règlement dans sa sphère, qu’on pouvait bien en sortir aussi et discourir sur ce qui était plus loin de nous. Dans cette idée, chacun était dès lors autorisé à philosopher et même à se regarder peu à peu comme un philosophe. La philosophie était donc un sens commun plus ou moins sain, plus ou moins exercé, qui se hasardait à généraliser et à prononcer sur les expériences extérieures et intérieures. Un lumineux discernement et une modération particulière, qui voyaient la vérité dans la route mitoyenne et dans l’équité envers toutes les opinions, assurèrent aux écrits et aux discours de ce genre la confiance et l’autorité, et, de la sorte, il se trouva enfin des philosophes dans toutes les facultés, même dans toutes les classes et tous les métiers.

En suivant cette voie, les théologiens durent incliner vers la religion dite naturelle, et, s’il était question de savoir jusqu’où les lumières naturelles suffisaient pour nous avancer dans la connaissance de Dieu, pour nous rendre meilleurs, d’ordinaire on se hasardait, sans trop de scrupules, à décider d’une manière favorable. Par ce même principe de modération, on accordait ensuite les mêmes droits à toutes les religions positives, ce qui les rendait les unes comme les autres, incertaines et indifférentes. Au reste, on laissait tout subsister, et, comme le fond de la Bible, est si riche, qu’elle offre plus de matière que tout autre livre pour la méditation, et plus d’occasions de réfléchir sur les choses humaines, elle pouvait, comme auparavant, servir partout de base à la prédication et à toutes les discussions religieuses.

Mais, comme tous les ouvrages profanes, elle était menacée d’une destinée inévitable dans la suite des temps. On avait admis jusqu’alors, avec une foi entière, que ce livre des livres avait été composé dans un seul esprit, qu’il avait été inspiré et comme dicté par l’esprit divin. Toutefois, dès longtemps, croyants et incrédules avaient, les uns, critiqué, les autres, défendu les inégalités des différentes parties. Anglais, Français pt Allemands avaient attaqué la Bible avec plus ou moins de vivacité, de discernement, d’audace et de malice, et des hommes sérieux et sages de tout pays l’avaient pareillement défendue. Quant à moi, elle m’était respectable et chère ; je lui devais, peu s’en faut, toute ma culture morale, et les événements, les leçons, les symboles, les allégories, tout s’était gravé profondément dans mon esprit, et, d’une manière ou d’une autre, avait exercé son influence. Aussi n’aimais-je pas à la voir attaquée injustement, raillée et défigurée. Cependant on savait déjà accepter très-volontiers, comme un moyen essentiel de défense, que Dieu s’était réglé sur la manière de penser et la force de conception des hommes ; que même les hommes inspirés de Dieu n’avaient pu pour cela démentir leur carac-