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lui-même qu’il a souligné tant d’endroits qui lui plaisent, qu’il ne peut les citer tous dans son analyse. Mais, lorsqu’on voit l’excellente traduction de Shakspeare accueillie elle-même par cette exclamation : « on ne devait absolument pas traduire un homme tel que Shakspeare ! » on comprend à quel point la Bibliothèque générale allemande était arriérée en matière de goût, et que les jeunes gens animés d’un sentiment vrai durent s’enquérir d’autres guides.

Les Allemands cherchaient de toutes parts la matière, qui déterminait ainsi plus ou moins la forme. Ils n’avaient que peu ou point traité de sujets nationaux. Le Hermann de Schlegel ne faisait qu’indiquer la voie. La tendance à l’idylle se développait sans mesure. Le défaut de caractère de celles de Gessner, d’ailleurs pleines de grâce et d’une tendresse enfantine, faisait croire à chacun qu’il pourrait en faire autant. Ils étaient également empruntés aux sentiments universels, ces poëmes qui étaient censés reproduire une nationalité étrangère, par exemple, les pastorales juives, surtout les idylles patriarcales et tout ce qui avait rapport à l’Ancien Testament. La Noachide de Bodmer fut un symbole parfait de ce déluge dont les flots envelopperont le Parnasse allemand, et qui fut très-longtemps à s’écouler. L’enfantillage anacréontique laissa de même un nombre infini d’esprits médiocres flotter à l’aventure. La précision d’Horace nous força (mais à la longue seulement) de rivaliser avec lui. Les épopées badines, la plupart sur le modèle de la Boucle de cheveux enlevée, ne servirent pas non plus à amener un temps meilleur.

Je dois encore signaler ici une illusion, dont l’effet fut aussi sérieux qu’on doit la trouver risible, quand on l’observe de plus près. Les Allemands avaient désormais une connaissance historique suffisante de tous les genres de poésie dans lesquels les divers peuples s’étaient signalés. Cette classification, qui, à proprement parler, détruit l’idée même de la poésie, Gottsched l’avait charpentée assez complètement dans sa Poésie critique, et il avait démontré en même temps, que des poëtes allemands avaient su remplir à leur tour toutes les sections d’excellents ouvrages. Et cela continuait toujours. Chaque année, la collection devenait plus considérable, mais, chaque année aussi, un ouvrage chassait l’autre de la place dans laquelle il avait brillé jusqu’alors. Nous avions désormais, sinon des Homères, du moins des Virgiles et des Miltons ; sinon un Pindare, du moins un Horace ; les Théocrites ne manquaient pas. C’est ainsi qu’on se berçait avec des comparaisons étrangères, tandis que la masse des œuvres poétiques croissait toujours, de manière qu’une comparaison pouvait enfin s’établir aussi avec l’intérieur.

Au reste, si, dans les choses de goût, les bases étaient encore très-chancelantes, on ne pouvait nier qu’à cette époque, ce qu’on appelle le sens commun ne s’éveillât vivement dans l’Allemagne protestante et dans la Suisse. La philosophie de l’école, qui en tout temps a le mérite d’exposer, sous des rubriques déterminées, dans un ordre arbitraire et selon des principes reçus, tout ce qui peut être l’objet de la curiosité humaine, s’était souvent rendue étrangère, fastidieuse et inutile enfin à la foule par l’obscurité et l’apparente frivolité du fond, par l’emploi inopportun d’une méthode respectable en elle-même, et par son application trop