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en temps je sentais se réveiller mes regrets de la perte de Marguerite, et si je m’abandonnais tout à coup aux larmes, aux plaintes, aux transports, le désespoir que me causait ma perte excitait pareillement chez ma sœur l’impatience et le désespoir, à l’idée qu’elle n’avait jamais possédé, jamais goûté, et fixé au passage ces jeunes attachements : en sorte que nous croyions être l’un et l’autre au comble de l’infortune, d’autant plus que, dans cette situation étrange, les confidents ne pouvaient se transformer en amoureux.

Heureusement le fantasque dieu d’amour, qui fait tant de maux sans nécessité, se mêla de la chose, et, bienfaisant cette fois, vint nous tirer de tout embarras. J’étais fort lié avec un jeune Anglais, qui faisait son éducation dans la pension Pfeil. Il possédait fort bien sa langue par principes : je la cultivai avec lui, et j’appris en même temps beaucoup de choses sur l’Angleterre et les Anglais. Il fréquenta notre maison assez longtemps, sans que j’eusse remarqué chez lui aucun penchant pour ma sœur ; mais sans doute il avait nourri en secret cette inclination jusqu’à l’ardeur la plus vive, car elle finit par se déclarer tout à coup à l’improviste. Ma sœur le connaissait, l’estimait, et il en était digne. Elle avait assisté souvent à nos conversations anglaises ; nous avions cherché l’un et l’autre à nous approprier, avec le secours du jeune maître, les bizarreries de la prononciation anglaise, et, par là, nous nous étions accoutumés, non seulement aux particularités de l’accent et des sons de cette langue, mais aussi à ce qu’il y avait de plus particulier et de plus individuel chez notre instituteur, si bien que ce fut une chose assez étrange à la fin, de nous entendre parler ensemble comme d’une seule bouche. Ses efforts pour apprendre-de nous l’allemand de la même manière ne furent pas heureux, et je crois avoir observé que ce petit commerce d’amour fut poursuivi en langue anglaise, aussi bien par écrit que de vive voix. Les deux amants étaient faits l’un pour l’autre : il était grand et bien fait comme elle, d’une taille plus élancée encore ; sa figure étroite et mince aurait pu être vraiment jolie, si elle n’avait pas été trop gravée de la petite vérole ; ses manières étaient calmes, décidées, quelquefois même sèches et froides, mais son cœur était bon et tendre, son âme pleine de noblesse