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« Il ne reste plus qu’à choisir entre deux partis, l’un aussi triste que l’autre : ou bien adopter soi-même les inventions nouvelles et hâter la ruine de ces gens, ou partir d’ici, emmener avec soi les meilleurs et les plus dignes, et chercher outremer un sort plus heureux. L’un et l’autre de ces moyens a ses dangers : que1 ami nous aidera à peser les motifs qui doivent nous déterminer ? Je sais fort bien que l’on songe dans le voisinage à établir des machines qui absorberont la nourriture du peuple. Je ne puis trouver mauvais que chacun pense d’abord à son intérêt ; mais je me croirais méprisable de dépouiller ces bonnes gens, pour les voir enfin émigrer, pauvres et sans ressources ; et cependant ils devront émigrer tôt ou tard. Ils le pressentent, ils le savent, ils le disent, et nul ne se détermine à quelque démarche salutaire. D’où viendra cette résolution ? Ne sera-t-elle pas aussi pénible pour chacun que pour moi ?

« Mon fiancé avait résolu d’émigrer avec moi ; il discourait souvent sur les voies et les moyens de s’éloigner d’ici ; il jetait les yeux sur les meilleurs ouvriers qu’on pourrait rassembler autour de soi, avec lesquels on pourrait faire cause commune, que l’on pourrait appeler à soi, emmener avec soi ; trop séduits peut-être par nos jeunes espérances, nous soupirions après ces contrées où l’on regarderait peut-être comme des droits et des devoirs ce que l’on considère ici comme des crimes. Maintenant ma position est tout à fait changée : l’aide excellent qui m’est resté après la mort de mon mari, parfait à tous égards, et qui m’est attaché avec l’amitié la plus vive, est d’un avis tout opposé.

« Je suis amenée à vous parler de lui avant que vous l’ayez vu. J’aurais mieux aimé le faire après, parce que la présence de la personne résout bien des énigmes. A peu près du même âge que mon mari, il s’attacha, pauvre petit garçon, à ce riche et bon camarade, à la famille, à la maison, à l’industrie ; ils grandirent ensemble et ils restèrent unis. C’étaient pourtant deux caractères-tout à fait différents : l’un ouvert, expansif ; l’autre, dans sa première jeunesse, renfermé en lui-même, mystérieux, gardant avec ténacité le plus petit avantage acquis, animé de sentiments pieux, et toutefois songeant plus à lui qu’aux autres.