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elles se produisaient avec une eiïusion touchante, une chaleur paisible, sans alliage impur, comme on voit le métal en fusion courir dans la coulée. Je tremblais qu’il ne s’épuisât dans ces épanchements, mais il se fit gaiement ramener au lit. Il voulait se recueillir doucement, et, aussitôt qu’il se sentirait assez de forces, faire prier son hôte de se rendre auprès de lui. »

Après dîner, notre conversation fut plus intime et plus vive : il ne m’en fut que plus facile de sentir et d’observer qu’elle me taisait quelque chose, qu’elle luttait avec des pensées inquiétantes ; aussi ne pouvait-elle réussir tout à fait à montrer un visage serein. Après avoir essayé de plusieurs manières d’obtenir qu’elle s’expliquât, je lui dis avec franchise que je croyais remarquer chez elle une certaine mélancolie, un air soucieux. Si elle éprouvait quelque gêne dans ses affaires domestiques ou commerciales, elle devait s’en ouvrir à moi : j’étais dans une situation assez heureuse pour m’acquitter de toute manière, envers elle, d’une ancienne dette.

Elle sourit et m’assura qu’il ne s’agissait point de cela.

« Aussitôt que je vous ai vu paraître, poursuivit-elle, j’ai cru voir un de mes correspondants de Trieste, avec lesquels je suis en affaires, et j’éprouvais une satisfaction secrète de savoir mon argent prêt, que l’on voulût me demander toute la somme, ou seulement une partie. Ce qui m’inquiète est pourtant un intérêt de commerce, et, par malheur, ce n’est pas un souci du moment, non, il regarde tout l’avenir. C’est le progrès général de la mécanique qui m’inquiète et me tourmente ; elle s’approche lentement, lentement, comme un orage ; mais elle a pris son cours, elle viendra, elle nous atteindra. Mon mari en avait déjà le triste pressentiment. On y pense, on en parle : par malheur, les pensées et les paroles ne sont d’aucun secours. Et qui pourrait se représenter de sang-froid de telles calamités ? Figurez-vous que beaucoup de vallées pareilles à celle par laquelle vous êtes venu sillonnent ces montagnes ; qu’elles sont encore animées de la belle et joyeuse vie que vous avez remarquée ces derniers jours, et dont la foule parée, qui accourait hier de toutes parts, vous a donné le plus gracieux témoignage : songez que tout cela va déchoir, dépérir peu à peu, et que ces retraites, animées et peuplées par le travail des siècles, retomberont dans leur antique solitude.