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« C’est Jarno, » cria Félix à son père ; et Jarno s’approcha aussitôt d’un escarpement, tendit la main à son ami et le tira jusqu’à lui. Ils s’embrassèrent avec joie dans cette atmosphère libre et pure.

Mais, à peine sortaient-ils des bras l’un de l’autre, que Wilhelm fut pris d’un vertige, moins pour lui-même que parce qu’il voyait les enfants suspendus au-dessus de l’abîme. Jarno le remarqua et fit asseoir tout le monde.

« Rien de plus naturel, dit-il, que d’être pris de vertige en présence d’une vue imposante, qui s’offre à nous d’une manière soudaine, pour nous faire sentir à la fois notre petitesse et notre grandeur ; et pourtant il n’est guère de véritables jouissances qu’au point où commence le vertige.

— Sont-ce là-bas les grandes montagnes que nous avons franchies ? dit Félix. Comme elles semblent petites ! »

Et, détachant un petit caillou du rocher, il s’écria :

« Encore de l’or du chat ! On en trouve donc partout !

— Il est très-répandu, dit Jarno, et, puisque ces choses t’intéressent, observe que tu es maintenant sur la plus haute montagne et sur la plus ancienne pierre du monde.

— Le monde n’a-t-il pas été fait d’un seul coup ?

— Ce n’est guère probable. Tout bon ouvrage exige du temps.

— Il y a donc là-bas d’autres pierres, et là-bas d’autres encore, et d’autres toujours ! »

En parlant ainsi, Félix montrait les montagnes les plus proches, puis les plus éloignées, et la plaine enfin.

La journée était fort belle, et Jarno fit observer en détail à son ami cette vue magnifique. Il y avait encore çà et là plusieurs sommets pareils à celui sur lequel ils se trouvaient. Une montagne de moyenne grandeur semblait s’élever avec effort, mais elle était loin d’atteindre la même hauteur ; au delà, le pays s’aplanissait toujours davantage : quelques roches aux formes bizarres s’élevaient encore de loin en loin. Enfin on apercevait aussi dans l’éloignement les lacs, les fleuves ; puis une fertile contrée semblait s’étendre comme une mer. Si le regard se reportait sur les objets voisins, il plongeait au fond d’abîmes effroyables, coupés de bruyantes cascades et enchaînés entre eux comme un labyrinthe.