Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VII.djvu/110

Cette page n’a pas encore été corrigée

savait fort bien ce qu’il avait à dire, mais il ne pouvait trouver le commencement. Et puis il remarquait sur une table, dans un coin, la grosse écritoire et les secrétaires auprès. Le grand bailli fit un mouvement, comme pour se disposer à prendre la parole : Lucidor voulut le prévenir, et, au même instant, Julie lui serra la main. Cela le mit hors de lui-même ; il se persuada que tout était décidé, tout perdu pour lui.

Il n’avait donc plus à ménager la situation présente, les relations de famille, les convenances sociales : sans regarder Julie, il dégagea sa main de la sienne, et fut sitôt sorti, que l’assemblée ne s’aperçut pas d’abord de son absence, et que luimême, hors de la maison, ne savait plus où il en était.

Effrayé de la lumière du jour, qui brillait sur lui de tout son éclat, évitant les regards des personnes qu’il rencontrait, craignant d’être poursuivi, il allait toujours devant lui, et il arriva dans la grande salle du jardin. Là les forces lui manquèrent, il entra précipitamment, et il se jeta, désespéré, sur le sofa, audessous de la glace ; saisi, au milieu d’une société polie, d’un affreux égarement, qui soulevait une tempête autour de lui et dans son cœur. Son existence passée luttait avec sa situation présente : c’était un horrible moment.

Il demeura quelque temps ainsi, la tête sur le coussin où Lucinde avait appuyé son bras la veille. Abîmé dans sa douleur, il leva tout à coup la tête, ayant senti une main qui le touchait, sans qu’il eût remarqué l’approche de personne : et il vit Lucinde debout auprès de lui !

Soupçonnant qu’on l’avait envoyée pour le chercher, qu’on l’avait chargée de lui parler sagement, comme une sœur, et de le ramener dans l’assemblée, pour lui imposer une destinée dont il ne voulait pas, il s’écria :

« Ce n’est pas vous qu’on devait envoyer, Lucinde, car c’est à cause de vous que j’ai fui. Je ne retournerai pas. Si vous êtes capable de pitié, donnez-moi les facilités et les moyens de fuir. Car, afin que vous puissiez attester combien il est impossible de me ramener, laissez-moi vous expliquer ma conduite, qui doit vous paraître, comme à tout le monde’, celle d’un insensé. Écoutez le serment que je me suis fait à moi-même, que je répète hautement et ne violerai jamais : c’est avec vous seule que je