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de chose au dehors. Le don de communiquer aux hommes de beaux sentiments, des images sublimes, dans un doux langage et de douces mélodies, qui se pliaient à chaque sujet, enchanta jadis le monde et fut pour le poëte un riche héritage. À la cour des rois, à la table des riches, devant les portes des belles, on les écoutait, et l’oreille et le cœur se fermaient à tout le reste, de même qu’on s’estime heureux et qu’on s’arrête avec ravissement, quand, des bocages où l’on se promène, s’élance la voix touchante du rossignol. Ils trouvaient un monde hospitalier, et leur apparence humble et modeste ne faisait que les relever davantage. Le héros prêtait l’oreille à leurs chants, et le vainqueur du monde rendait hommage au poëte, parce qu’il sentait que, sans lui, sa monstrueuse existence ne ferait que passer comme une tempête ; l’amant souhaitait de sentir ses vœux et ses jouissances avec autant d’harmonie et de diversité que les lèvres inspirées savaient les décrire, et le riche lui-même ne pouvait pas voir de ses propres yeux ses richesses, ses idoles, aussi magnifiques qu’elles lui paraissaient, illuminées par la splendeur du génie, qui comprend et relève le prix de toute chose. Et quel autre enfin que le poëte a figuré les dieux, nous a élevés jusqu’à eux et les a fait descendre jusqu’à nous ?

— Mon ami, reprit Werner après quelque réflexion, je regrette souvent que tu travailles à bannir de ton âme ce que tu sens si vivement. Ou je me trompe fort, ou il vaudrait mieux céder un peu à toi-même que te consumer par les combats d’un renoncement si rigoureux, et te retrancher, avec un plaisir innocent, la jouissance de tous les autres.

— Oserai-je te l’avouer, mon ami, repartit Wilhelm, et ne me trouveras tu pas ridicule, si je te déclare que ces idées me poursuivent toujours, quelle que soit mon ardeur à les fuir, et que, si je descends dans mon cœur, tous mes premiers désirs le possèdent encore et plus fortement que jamais ? Et que me reste-t-il, malheureux que je suis ? Ah ! celui qui m’aurait prédit qu’elles seraient sitôt brisées, les ailes de mon esprit, avec lesquelles je m’élançais vers l’infini et j’espérais atteindre à quelque chose de grand, qui me l’aurait prédit, m’eût réduit au désespoir. Et maintenant que mon arrêt est prononcé, maintenant que je l’ai perdue, celle qui devait, comme une divinité,