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prouve point que nous ayons la force d’accomplir ce que nous voulons entreprendre. Vois les enfants, chaque fois que des danseurs de corde ont paru dans la ville, aller et venir et se balancer sur toutes les planches et les poutres, jusqu’à ce qu’une autre amorce les invite à une nouvelle imitation. Ne l’as-tu pas observé dans le cercle de nos amis ? Chaque fois qu’un virtuose se fait entendre, il s’en trouve toujours quelques-uns qui entreprennent aussitôt d’apprendre le même instrument. Que de gens s’égarent sur cette route ! Heureux celui qui reconnaît bientôt que ses désirs ne prouvent point son talent ! »

Werner contredit ; la discussion s’anima, et Wilhelm ne put répéter sans émotion à son ami les arguments avec lesquels il s’était si souvent tourmenté lui-même. Werner soutenait qu’il n’était pas raisonnable de négliger absolument, sous le prétexte qu’on ne pourrait jamais le déployer dans la plus grande perfection, un talent pour lequel on n’avait qu’une certaine mesure d’aptitude et d’habileté. Il y a bien des heures vides que nous pouvons ainsi remplir, et, par degrés, nous en venons à produire quelque chose qui nous amuse nous et nos amis.

Wilhelm, qui, sur ce point, pensait tout autrement, l’interrompit et dit, avec une grande vivacité :

«  Quelle erreur, cher ami, de croire qu’un ouvrage dont la première idée doit remplir l’âme tout entière, puisse être composé à des heures dérobées, interrompues ! Non, le poète doit vivre tout à lui, tout à ses créations chéries. Il a reçu du ciel les plus intimes et les plus précieuses faveurs ; il garde dans son sein un trésor qui s’accroît de lui-même sans cesse, et il faut, sans que rien le trouble au dehors, qu’il vive, avec ses richesses, dans la félicité secrète dont l’opulence essaye en vain de s’environner en amoncelant les trésors. Vois courir les hommes après le bonheur et le plaisir ! Leurs vœux, leurs efforts, leur argent, poursuivent sans relâche…. quoi donc ? ce que le poète a reçu de la nature, la jouissance de l’univers, le don de se sentir lui-même dans les autres, l’harmonieuse union de son être avec mille choses souvent inconciliables entre elles.

D’où vient l’inquiétude des hommes, sinon de ce qu’ils ne peuvent accorder leurs idées avec les choses ; que la jouissance se dérobe sous leurs mains ; que les objets souhaités viennent