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ce qui est utile à lui et aux autres, et qui travaille à borner ses désirs. Chacun a son bonheur dans ses mains, comme l’artiste une matière brute, à laquelle il veut donner une figure. Mais il en est de cet art comme de tous les autres : l’aptitude nous est seule donnée par la nature ; elle veut être développée par l’étude et soigneusement exercée. »

Wilhelm et l’étranger continuèrent à discuter de la sorte ; enfin ils se séparèrent, sans avoir fait apparemment beaucoup d’impression l’un sur l’autre : cependant ils convinrent d’un rendez-vous pour le lendemain.

Wilhelm se promenait encore dans les rues : tout à coup il entend des clarinettes, des cors, des hautbois ; il tressaille de plaisir. Des musiciens ambulants formaient un agréable concert nocturne. Il s’entendit avec eux, et, pour une pièce d’argent, ils le suivirent devant la demeure de Marianne. De grands arbres décoraient la place devant la maison ; il posta les musiciens sous le feuillage ; il s’assit lui-même sur un banc, à quelque distance, et s’abandonna tout entier à cette flottante harmonie, qui l’entourait, dans la fraîche nuit, de son léger murmure ; couché sous le beau ciel étoile, il sentait la vie comme un songe délicieux.

«  Elle entend aussi ces accords, disait-il en lui-même ; elle devine quelle pensée, quel amour, prête à la nuit cette harmonie ; même dans l’éloignement, nous sommes unis par ces mélodies, comme le plus délicat diapason de l’amour nous unira, quelle que soit la distance. Ah ! deux amants sont comme deux montres magnétiques : ce qui se meut dans l’une doit mettre aussi l’autre en mouvement, car c’est un seul mobile qui agit chez tous les deux, une seule force qui les pénètre. Puis-je, dans ses bras, imaginer qu’il me soit possible de la quitter ? Et cependant je serai loin d’elle ; je chercherai un asile pour notre amour, et je l’aurai toujours avec moi. Que de fois, en son absence, absorbé par son souvenir, si je touchais un livre, un vêtement ou quelque autre chose, j’ai cru sentir sa main, tant j’étais enveloppé de sa présence ! Et me rappeler ces moments, qui fuient la lumière du jour comme les yeux du froid spectateur, ces moments, pour lesquels les dieux se résoudraient à quitter la condition paisible de la pure félicité…. me les rappeler ?…