Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/509

Cette page n’a pas encore été corrigée

DE WILHELM MEISTER.. 505

heureuse influence sur les jeunes filles et les femmes d’âges divers, dont les unes habitaient dans sa maison et les autres venaient du voisinage la visiter plus ou moins souvent. « Le cours de votre vie fut sans doute toujours égal, lui dit un jour Wilhelm, car le portrait que votre tante fait de votre enfance me paraît vous ressembler encore. L’erreur, on le sent bien, vous fut toujours étrangère ; vous ne fûtes jamais obligée de revenir sur vos pas.

J’en suis redevable, répondit-elle, à mon oncle et à l’abbé, qui avaient jugé si bien mon caractère. Je me souviens à peine d’avoir éprouvé dans mon enfance une plus vive impression que celle du spectacle des misères humaines et du désir invincible de les soulager. L’enfant qui n’a pas encore la force de se tenir sur ses pieds, le vieillard qui ne l’a plus, le vœu d’une riche famille d’avoir des enfants, l’angoisse d’une famille pauvre qui ne peut nourrir les siens, tout secret désir d’exercer un métier, tout penchant pour les arts, l’aptitude à remplir mille petites industries nécessaires, tout cela, mes yeux semblaient destinés par la nature à le découvrir. Je voyais ce que personne ne m’avait fait remarquer, mais aussi je paraissais née uniquement pour le voir ; les beautés de la nature inanimée, auxquelles tant d’hommes sont extraordinairement sensibles, n’avaient aucun effet sur moi, et peut-être moins encore le charme des beaux-arts ; il n’était, et, aujourd’hui même, il n’est rien de plus agréable pour moi que de chercher un dédommagement, un moyen, un secours, lorsqu’une souffrance, un besoin, se présente à mes yeux. Si je voyais un pauvre couvert de haillons, aussitôt je pensais aux vêtements superflus que j’avais vus suspendus dans les garde-robes de mes proches ; si je voyais des enfants qui languissaient sans soins et sans culturc, je me souvenais de telle ou telle dame que j’avais vue livrée à l’ennui dans le luxe et l’opulence ; quand je rencontrais beaucoup de gens entassés dans un étroit espace, je me disais qu’il faudrait les loger dans les vastes salles de maints palais et de maints châteaux. Cette manière de voir m’était tout à fait naturelle ; la réflexion n’y avait aucune part, si bien que, dans mon enfance, je faisais à ce sujet les choses les plus étranges du monde, et mettais quelquefois les gens dans l’embarras par les