Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/400

Cette page n’a pas encore été corrigée

396 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

La mort de mon père changea mon genre de vie. De la plus étroite obéissance, de la gêne la plus grande, je passai à la plus grande liberté, et j’en usai comme d’un mets dont on a été privé longtemps. Auparavant, j’étais rarement deux heures hors de la maison maintenant, je passais à peine une seule journée chez moi. Mes amis, à qui je ne faisais autrefois que de courtes visites, voulaient jouir constamment de ma société, ainsi que moi de la leur. J’étais fréquemment invitée a dîner ; puis venaient les promenades en voiture, les petits voyages d’agrément, et je m’y prétais toujours volontiers. Mais, quand le cercle fut parcouru, je m’aperçus que l’inestimable avantage de la liberté ne consiste pas à faire tout ce qui peut nous plaire et a quoi les circonstances nous invitent, mais à pouvoir faire sans détour, sans obstacle ni gêne, ce qu’on tient pour juste et convenable, et j’étais en âge d’arriver là-dessus, sans payer d’apprentissage, à une complète persuasion.

Je ne pouvais me refuser de continuer et de resserrer, aussitôt que possible, mes relations avec les membres de la communauté morave, et je me hâtai de visiter quelques-uns de leurs établissements les plus voisins ; mais je n’y trouvai point non plus ce que je m’étais figuré. Je fus assez franche pour dire ma pensée, et l’on voulut me persuader que ces institutions n’étaient rien auprès d’une communauté régulièrement établie. Je pouvais accepter cette réponse, mais j’étais néanmoins persuadée que le véritable esprit devait ressortir aussi bien d’un petit établissement que d’un grand.

Un de leurs évêques, qui était présent, disciple immédiat du comte de Zinzendorf, s’occupa beaucoup de moi. Il parlait parfaitement l’anglais, et, comme je l’entendais un peu, il crut que c’était un indice que nous étions faits l’un pour l’autre. Ce ne fut point du tout mon avis il ne me plut pas le moins du monde. Il avait été coutelier en Moravie, son pays natal, et sa manière de penser avait quelque chose qui sentait le métier. Je me serais mieux entendue avec M. de L. qui avait été major au service de France, mais je me sentais incapable de l’humilité qu’il témoignait devant ses supérieurs ; il me semblait qu’on me donnât des soufflets, quand je voyais sa femme et d’autres dames, plus ou moins considérables, baiser la main de l’évéque. Cepen