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378 LES ANNEES D’APPRENTISSAGE E

ments, de mon intuition, et bientôt je fus convaincue que mon esprit avait acquis une force d’élévation toute nouvelle. Pour exprimer de pareilles impressions, le langage est impuissant. Je pouvais les distinguer, avec une parfaite clarté, de toute conception imaginaire. Point de vision, point d’image, et pourtant une certitude aussi complète d’un objet auquel elles se rapportaient, que dans le cas où l’imagination nous retrace les traits d’un ami absent.

Quand le premier transport fut passé, je remarquai que j’avais déjà connu cet état de l’âme ; seulement je ne l’avais jamais éprouvé avec autant de force, je n’avais jamais pu le retenir, jamais me l’approprier. Je crois du reste qu’une fois au moins toute âme humaine a ressenti quelque chose de pareil. Sans doute c’est là ce qui enseigne à chacun qu’il y a un Dieu. Il m’avait pleinement suffi jusqu’alors de trouver en moi de temps en temps cette force passagère et si, par une dispensation particulière, je n’avais éprouvé, depuis des années, des chagrins inattendus ; si je n’avais perdu, à cette occasion, toute confiance en mes propres forces, j’aurais été peut-être constamment satisfaite de cet état.

Mais ce moment solennel m’avait donné des ailes. Je pouvais m’élever au-dessus de ce qui m’avait effrayé auparavant, comme un oiseau chantant vole sans peine par-dessus le torrent le plus rapide, au bord duquel un petit chien s’arrête en aboyant de détresse.

Ma joie était inexprimable, et, bien que je n’en découvrisse rien à personne, ma famille remarqua néanmoins chez moi une sérénité inaccoutumée, sans pouvoir deviner la cause de mon contentement. Pourquoi n’ai-je pas gardé toujours le silence et cherché à maintenir dans mon âme une disposition si pure Pourquoi me suis-je laissé entraîner par les circonstances à livrer mon secret ! J’aurais pu m’épargner pour la seconde fois un long détour.

Comme cette force nécessaire m’avait manqué pendant les dix années précédentes de ma vie chrétienne, je m’étais trouvée dans la même position que d’autres honnêtes gens ; je m’étais soutenue, en me remplissant toujours l’esprit d’images qui avaient rapport à Dieu, et assurément c’est déjà une chose utile,