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362 L’ES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

que je revêtais l’habit de la folie, je n’en restais pas au masque, mais la folie me pénétrait soudain tout entière.

Oserai-je franchir les bornes d’un simple récit et faire ici quelques réflexions sur ce qui se passait en moi ? Qu’est-ce qui avait pu changer mes goûts et mes sentiments de telle sorte, qu’a l’âge de vingt-deux ans, et plus tôt encore, je ne trouvais aucun plaisir aux choses qui peuvent amuser innocemment les personnes de cet âge ? Pourquoi ces choses n’étaient-elles pas innocentes pour moi ? C’était précisément, je puis le dire, parce qu’elles ne me semblaient pas innocentes ; parce que je n’étais pas, comme les autres jeunes filles, sans connaître mon âme. Non, je savais, par des expériences que j’avais acquises sans les avoir cherchées, qu’il existe des sentiments plus élevés, qui nous procurent, sans faute, un contentement qu’on cherche en vain dans les amusements frivoles, et que, dans ces joies plus relevées, réside en même temps une vertu secrète pour nous fortifier dans le malheur.

Mais les plaisirs de la société et les dissipations de la jeunesse devaient cependant avoir pour moi un charme puissant, car il m’était impossible de m’y livrer comme si je n’eusse rien fait. Si je le voulais seulement, que de choses ne pourrais-je pas faire aujourd’hui avec une grande froideur, de celles qui m’égaraient alors et qui menaçaient même de me maîtriser ! Point de milieu ! Je devais renoncer aux plaisirs séducteurs ou aux consolations intérieures.

Mais la question était déjà décidée à mon insu dans le fond de mon cœur. Bien qu’il y eût en moi quelques désirs des jouissances mondaines, je ne pouvais plus les goûter. Quel que soit le penchant d’un homme pour le vin, il perd toute envie de boire, s’il se trouve, devant des tonneaux pleins, dans une cave dont l’atmosphère viciée menace de l’étouffer. L’air pur vaut mieux que le vin ; je le sentais trop vivement, et, dès le commencement, je n’aurais pas eu besoin de longues réflexions pour préférer la vertu au plaisir, si la crainte de perdre l’amour de Narcisse ne m’avait pas retenue. Mais, après mille combats, après des réflexions sans cesse renouvelées, ayant porté un regard attentif sur le lien qui m’unissait à lui, je découvris qu’il était faible encore et qu’il pouvait se rompre ; je reconnus tout à