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DE WILHELM MEISTER. 357

savait apprécier cet amour. Cependant des choses, qui pouvaient sembler de pures bagatelles, altérèrent peu a peu notre liaison. Comme fiancé Narcisse m’entourait de ses assiduités, et jamais il ne se permettait de me demander ce qui nous était encore défendu. Mais nous étions d’avis fort différents sur les bornes de la vertu et de la modestie. Je voulais ne rien hasarder, et ne permettais aucune liberté que celles que le monde entier aurait pu connaître. Lui, accoutumé aux friandises, il trouvait cette diète fort sévère. Il en résultait des contestations perpétuelles. Narcisse louait ma conduite et cherchait à ébranler ma résolution. Je me rappelai le sérieux de mon ancien maître de langue, et, en même temps, le secours que j’avais alors indiqué contre le péril.

Je m’étais un peu rapprochée de Dieu il m’avait donné un aimable fiancé, et j’en étais reconnaissante. Mon amour terrestre concentrait même les forces de mon esprit et le mettait en mouvement, et mes rapports avec Dieu n’étaient point contraires à cet amour. Il était tout naturel que je me plaignisse à lui du sujet de mes inquiétudes, et je ne remarquais pas que je souhaitais et recherchais la chose même qui me rendait inquiète. Je me croyais très-forte, et ne disais point Ne m’induis pas en tentation. J’étais, dans ma pensée, fort au-dessus de la tentation. Sous ce vain oripeau du mérite propre, je me présentai hardiment devant Dieu. Il ne me repoussa point. Après le moindre mouvement vers lui, il laissait dans mon âme une douce impression, qui me portait à le rechercher toujours davantage. Je ne voyais dans le monde que Narcisse ; lui seul avait du charme pour moi ; mon goût pour la toilette n’avait pour objet que de lui plaire. Si je savais qu’il ne dût pas me voir, je ne pouvais prendre aucun soin de ma parure. J’aimais la danse, mais, s’il n’était pas là, je n’y trouvais plus qu’une fatigue insupportable. Fallait-il paraître à une fête brillante où il ne devait pas assister, je ne savais ni acheter des habits neufs, ni faire mettre les anciens à la mode. Un cavalier me plaisait, je devrais dire me fatiguait, autant qu’un autre. Je croyais avoir bien passé ma soirée, si j’avais pu m’asseoir, avec des personnes âgées, à une table de jeu, où je ne prenais d’ailleurs pas le moindre plaisir ; et, si un vieil ami m’adressait là-dessus quelque raille